Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: août 2012

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

LA PERSONNALITÉ DE L'ETRE GNOSTIQUE


[…] Quelle place aura la personnalité dans l'être gnostique ? Le statut et la structure de l'être seront-ils tout à fait différents de la forme et de la vie de la personne dont nous avons l'expérience ou leur seront-ils semblables ? S'il y a une personnalité et si celle-ci n'est aucunement responsable de ses actions, se pose alors la question de la place qui revient à l'élément éthique, à sa perfection et à son accomplissement dans la nature gnostique.
  En général, dans la conception habituelle, l'ego séparateur est notre Moi et si l'ego doit disparaître dans une Conscience transcendantale ou universelle, la vie et l'action devront cesser. En effet, si l'individu dis­paraît, il ne peut plus y avoir qu'une connaissance impersonnelle, un Moi cosmique ; et si l'individu est totalement éteint, il ne peut plus se poser de questions de personnalité, de responsabilité ou de perfection éthique. Selon une autre conception, la personne spi­rituelle subsiste, mais libérée, purifiée, rendue parfaite en sa nature dans une existence céleste. Cependant, ici-bas, nous sommes encore sur terre; et pourtant l'on suppose que la personnalité de l'ego est éteinte et remplacée par un individu spirituel universalisé qui est un centre et une puissance de l'Être transcendant. On pourrait en déduire que cet individu gnostique ou supramental est un Moi sans personnalité, un Purusha impersonnel. Il pourrait y avoir beaucoup d'individus gnostiques, mais ils n'auraient pas de personnalité, tous seraient identiques en être et en nature. Cela créerait alors l'idée d'un vide ou d'un blanc de l'être pur, d'où s'élèveraient une action et une fonction de la cons­cience sujet de l'expérience, mais sans que se construise une personnalité différenciée comme nous en observons actuellement et comme nous considérons que nous sommes nous-mêmes à la surface. Cela serait toutefois une solution plutôt mentale que supramentale au pro­blème d'une individualité spirituelle qui survit à l'ego et poursuit son expérience.
  Dans la conscience supramentale, la personnalité et l'impersonnalité ne sont pas des principes opposés. Ce sont les aspects inséparables d'une seule et même réalité. Cette réalité n'est pas l'ego mais l'être, qui est impersonnel et universel dans la substance de sa nature, mais qui en forme une personnalité expressive, celle-ci étant la forme de son Moi dans les changements de la Nature.
  Dans sa source, l'impersonnalité est quelque chose de fondamental et d'universel ; c'est une existence, une force, une conscience qui assume diverses formes de son être et de son énergie ; chacune de ces formes d'é­nergie, de qualité, de pouvoir ou de force, bien qu'elle reste en elle-même générale, impersonnelle et universelle, est utilisée par l'être individuel comme matériau pour l'édification de sa personnalité. Ainsi dans la vérité indifférenciée et originelle des choses, l'impersonnalité est la pure substance de nature de l'Être, de la Personne; dans la vérité dynamique des choses, elle différencie ses pouvoirs et les prête pour constituer, par leurs va­riations, la manifestation de personnalité. L'amour est la nature de l'amant, le courage est la nature du guerrier. Or, amour et courage sont des forces ou formulations impersonnelles et universelles de la Force cosmique ; ce sont les pouvoirs de l'esprit dans son être et sa nature universels. La Personne est l'Être soutenant ce qui est impersonnel, le tenant en soi comme lui appartenant, comme étant la nature de son Moi ; elle est cela qui est l'amant et le guerrier.
  Ce que nous appelons la personnalité de la Personne est son expression en état de nature et action de nature — elle-même étant bien davantage dans son existence en soi, originellement et ultimement ; c'est la forme d'elle-même qu'elle met en avant comme son être ou son Moi naturel manifesté et déjà développé dans la nature. Dans l'individu limité qui a été formé, c'est son expression personnelle de ce qui est impersonnel, la prise de possession personnelle qu'elle en a faite, pourrait-on dire, pour avoir un matériau avec lequel construire une représentation significative d'elle-même dans la manifestation. Dans son Moi illimité et sans forme, dans son être réel, la véritable Personne ou Pu­rusha, elle n'est pas cela, mais elle contient en elle-même des possibilités illimitées et universelles ; en tant quIn­dividu divin, elle leur donne sa propre orientation dans la manifestation, si bien que dans le Multiple chaque personnalité est un Moi unique de l'unique Divin.
 Le Divin, l'Éternel s'exprime comme existence, conscience, béatitude, sagesse, connaissance, amour, beauté, et nous pouvons penser à lui comme étant ces puissances impersonnelles et universelles de lui-même, nous pouvons les considérer comme la nature du Divin et de l'Éternel ; nous pouvons dire que Dieu est Amour, que Dieu est Sagesse, que Dieu est Vérité ou Droiture ; mais il n'est pas un état impersonnel ni un résumé d'état ou de qualités ; il est l'Être, à la fois absolu, universel et individuel. Si nous envisageons les choses de ce point de vue, il est tout à fait clair qu'il n'y a ni opposition, ni incompatibilité, ni impossibilité de coexistence ou d'exis­tence unique entre l'Impersonnel et la Personne ; cha­cun d'eux est l'autre, vit en l'autre, se fond en l'autre et pourtant peut apparaître comme une extrémité ou un côté différent, avers et revers de la même Réalité. L'être gnostique est de la nature du Divin, et par conséquent reproduit en lui-même ce mystère naturel de l'existence.
  Un individu gnostique supramental sera une Personne spirituelle, mais non pas une personnalité d'un type d'être déterminé par une certaine combinaison de qua­lités fixes et un caractère précis ; il ne saurait l'être puisqu'il est une expression consciente de l'universel et du transcendant. Cependant, son être ne pourrait non plus résulter d'un flot impersonnel et capricieux, proje­tant au hasard des vagues de formes diverses, des vagues de personnalité, au fur et à mesure qu'il s'écoule à tra­vers le Temps. C'est là l'impression que peuvent donner des hommes dépourvus, dans leurs profondeurs, de Personne centralisatrice forte, et qui agissent à partir d'une sorte de multipersonnalité confuse selon n'importe quel élément qui se trouve, à un moment donné, passer en eux au premier plan. La conscience gnostique, au contraire, est une conscience d'harmonie, de connais­sance de soi et de maîtrise et ne présenterait pas un tel désordre.
  Il est vrai qu'il existe des notions diverses de ce qui constitue la personnalité et de ce qui constitue le ca­ractère. Selon une conception, la personnalité est une structure fixe de qualités reconnaissables qui expriment une puissance de l'être ; mais, selon une autre conception, on distingue entre personnalité et caractère, la person­nalité étant un flot de l'être qui s'exprime, éprouve et réagit, le caractère un élément fixe constitué dans la structure de la Nature. Flux de nature et fixité de nature sont cependant deux aspects de l'être et ni l'un ni l'autre ni même les deux ensemble, ne peuvent être une défini­tion de la personnalité. Chez tous les hommes, il y a deux éléments : le flux sans forme, bien que limité, de l'être ou de la Nature dont est façonnée la personna­lité, et la formation personnelle qui provient de ce flux. La formation peut devenir rigide et s'ossifier, et elle peut aussi rester suffisamment souple pour changer constamment et pour se développer, mais elle se déve­loppe à partir du flux formateur, par modification ou agrandissement ou remoulage de la personnalité et non pas, en général, par suppression de la formation déjà réalisée et remplacement par une nouvelle forme d'être ; ce dernier phénomène ne peut se présenter que dans une déviation anormale ou une conversion supranormale.
  A côté de ce flux et de cette fixité, il y a aussi un troi­sième élément, qui est occulte, la Personne, qui est par-derrière, et dont la personnalité est une expression. Cette Personne met en avant la personnalité comme son rôle, son caractère, sa persona dans l'acte en cours du long drame de son existence manifestée, mais la Per­sonne est plus vaste que sa personnalité et il peut se produire que cette vastitude intérieure déborde dans la formation de surface ; le résultat est alors une expres­sion de l'être qui ne peut plus être décrite par des qua­lités fixes, des modes normaux, des traits exacts, ni déterminée par aucune limite structurelle. Ce n'est pas non plus un simple flux indistinguible, complète­ment amorphe et insaisissable. Bien que l'on puisse caractériser les actes de sa nature sans pouvoir le caractériser lui-même, on peut le ressentir dis­tinctivement, le suivre dans son action, le reconnaître, bien qu'il ne soit pas facile de le décrire, car c'est plutôt un pouvoir de l'être qu'une structure.
  La personnalité restreinte ordinaire peut être saisie par une description des caractères qui marquent sa vie, sa pensée et son action, par la construction et l'expres­sion de surface très définies qui sont les siens. Même lorsque ce qui n'a pas été ainsi exprimé peut nous échap­per, il semble que cela n'enlève pas grand-chose à notre compréhension, qui reste adéquate dans l'ensemble, parce que l'élément qui nous a échappé n'est, en général, guère plus qu'une matière première amorphe faisant partie du flux sans avoir été utilisé pour former une partie significative de la personnalité.
  Une telle description serait toutefois piteusement inadéquate pour exprimer la Personne lorsque la Puis­sance de son Moi au dedans se manifeste de façon plus ample et met en avant la force cachée de son daemon dans la composition superficielle et la vie. Nous nous sentons en présence d'une lumière de conscience, d'une potentialité, d'un océan d'énergie, nous pouvons dis­tinguer et décrire les libres vagues de son action, de sa qualité, mais nous ne pouvons pas la fixer. Il y a pour­tant l'impression d'une personnalité, la présence d'un être puissant, un Quelqu'un fort, élevé ou beau qui est reconnaissable, une Personne, non pas une créature limitée de la Nature, mais un Moi, une Ame, un Purusha. L'Individu gnostique serait une telle Personne inté­rieure dévoilée qui occuperait à la fois les profondeurs — non plus cachées — et la surface d'une conscience unifiée de soi ; il ne serait pas une personnalité super- ficielle exprimant en partie un être secret plus vaste, il ne serait pas la vague, mais l'océan ; il serait le Pu­rusha, l'Existence consciente intérieure révélée à elle-même et il n'aurait pas besoin d'un masque, d'une persona sculptée et expressive.
  Telle serait donc la nature de la Personne gnostique un être infini et universel révélant — ou, pour notre ignorance mentale, suggérant — son Moi éternel par la forme significative et le pouvoir expressif d'une auto-manifestation et temporelle. La manifestation d'une nature individuelle, qu'elle soit forte et distincte dans son contour ou multiple et protéenne tout en restant harmonieuse, fournirait un indice de l'être, mais ne serait pas l'être tout entier ; celui-ci serait senti par-derrière, reconnaissable mais indéfinissable et infini. La conscience de la Personne gnostique serait aussi une conscience infinie qui projette des formes où elle s'ex­prime, mais resterait toujours consciente de son infi­nité et de son universalité illimitées et transmettrait le pouvoir et le sens de cette infinité et de cette univer­salité jusque dans son expression finie — sans être pour autant liée par elle dans le mouvement suivant d'une autorévélation qui se poursuit. Toutefois, cela ne serait pas encore un flux déréglé et non reconnaissable, mais un processus d'autorévélation rendant visible la vérité inhérente de ses pouvoirs d'existence conformé­ment à la loi harmonique qui est naturelle à toute mani­festation de l'Infini.
  Tout le caractère de la vie et de l'action de l'être gnos­tique proviendrait, autodéterminé, de cette nature de son individualité gnostique. Il ne pourrait y avoir en lui aucun problème isolé de contenu éthique ou ana­logue, aucun conflit du bien et du mal. Il pourrait même n'y avoir aucun problème, car les problèmes sont des créations de l'ignorance mentale qui cherche la connais­sance, et ils ne peuvent pas exister dans une conscience où la connaissance s'élève, née d'elle-même, où l'acte naît de lui-même à partir de la connaissance, à partir d'une vérité d'être préexistante qui est consciente et qui a conscience d'elle-même. Une vérité spirituelle de l'être, essentielle et universelle, qui se manifeste, qui se réalise librement dans sa propre nature et dans sa conscience qui s'accomplit elle-même, une vérité d'être qui est une en tout, même dans une infinie diversité de sa vérité, et qui fait que tout est ressenti comme étant un, serait aussi, dans sa nature même, un bien essentiel et universel qui se manifeste, qui se réalise dans sa propre nature et dans sa conscience qui s'accomplit elle-même, la vérité d'un bien qui est un en tout et pour tout, même dans une infinie diversité de son bien. La pureté de l'éternelle Existence en soi se déverserait dans toutes les activités, rendant toutes choses pures et les maintenant telles ; il ne pourrait pas y avoir d'igno­rance qui conduise à une volonté erronée ou à des faux pas, pas d'égoïsme séparateur qui, par son ignorance et par sa volonté contraire séparée, fasse du mal à l'individu lui-même ou à autrui, ignorance qui s'orien­terait vers une manière erronée de traiter son âme, son mental, sa vie ou son corps ou de traiter de façon erro­née l'âme, le mental, la vie et le corps d'autrui, ce qui est pratiquement le sens de tout mal humain. S'élever au-delà de la vertu et du péché, du bien et du mal, forme une partie essentielle du concept védântique de la libération et il y a dans cette corrélation un ordre naturel évident.
  La libération, en effet, signifie une émergence en la vraie nature spirituelle de l'être, là où toute action est l'expression automatique de cette vérité et où il ne peut y avoir rien d'autre. Dans l'imperfection et le conflit des éléments de notre nature, il y a un effort pour parvenir à une juste norme de conduite et pour l'ob­server ; c'est l'éthique, la vertu, le mérite, punya, et agir autrement est péché, démérite, pâpa. Le mental éthique proclame une loi d'amour, une loi de justice, une loi de vérité, des lois sans nombre qui sont diffi­ciles à observer et difficiles à concilier. Or, si l'unité avec autrui, l'unité avec la vérité, est déjà l'essence de la nature spirituelle réalisée, il n'y a pas besoin d'une loi de vérité ou d'amour. Si la loi et la norme doivent nous être imposées, c'est parce qu'il existe, dans notre être naturel, une force contraire de séparativité, une possibilité d'antagonisme, une force de discorde, de malveillance, de lutte. Toute éthique est une édification du bien dans la Nature à laquelle les puissances de ténèbres nées de l'Ignorance ont infligé le mal, tout comme l'exprime l'antique légende du Védânta.
  Là, au contraire, où tout est spontanément déterminé par la vérité de la conscience et la vérité de l'être, il ne saurait y avoir aucune norme, aucune lutte pour s'y conformer, aucune vertu ni aucun mérite, aucun péché ni aucun démérite de la nature. Le pouvoir d'amour, de vérité, de justice sera présent, non pas en tant que loi mentalement élaborée, mais en tant que substance même et constitution de la nature et, par l'intégration de l'être, nécessairement aussi en tant que substance même et nature constitutive de l'action. Croître en cette nature de notre être vrai, une nature de vérité et d'unité spirituelles, est la libération à laquelle conduit une évolution de l'être spirituel ; l'évolution gnostique nous fournit le dynamisme complet de ce retour à nous-même. Cela une fois fait, il n'est plus besoin de normes de vertu, de dharmas ; il y a la loi et l'ordre spontané de la liberté de l'Esprit, il ne peut pas y avoir de loi de conduite ou de dharma imposé ou édifié. Tout devient un flot spontané de notre propre nature spirituelle, le svadharma du svabhâva.
  Nous touchons ici l'essentiel de la différence dyna­mique entre la vie dans l'ignorance mentale et la vie dans l'être et la nature gnostiques. C'est la différence entre un être intégral et pleinement conscient, en pleine possession de sa propre vérité d'existence et appliquant cette vérité dans sa propre liberté, libre de toute loi construite, bien que sa vie soit un accomplissement de toutes les vraies lois du devenir dans l'essence de leur signification, d'une part, et, d'autre part, une existence ignorée, divisée en elle-même, qui cherche sa propre vérité, s’efforce d’édifier en lois ce qu’elle a découvert et d’ordonner sa vie selon un type déterminé.

SRI AUROBINDO, LA VIE DIVINE
Part II La connaissance et l'évolution spirituelle
Chp XXVII L'être gnostique.







LA POURSUITE DE L'INCONNAISSABLE

A LA POURSUITE DE L'INCONNAISSABLE
 Tout ce que le monde peut nous offrir est trop limité : ses ressources et sa science ne sont que les présents du Temps et ne peuvent étancher la soif sacrée de l'esprit. Bien que ces formes de grandeur proviennent aussi de l'Unique et que nos vies ne subsistent que par le souffle de Sa grâce, bien qu'il soit plus proche de nous que le moi le plus intime, c'est à une autre vérité absolue que nous aspirons : cachée par ses propres œuvres, celle-ci semblait distante, impénétrable, occulte, muette, obscure. Cette Présence qui fait que toutes les choses ont leur charme était perdue de vue, cette Gloire dont elles sont des indications timides manquait. Le monde continuait sa course dépourvu de sa Raison d'Etre, ainsi que l'amour lorsque le visage de la bien-aimée s'en est allé. L'effort de compréhension semblait une vaine lutte du Mental ; toute connaissance se perdait dans l'Inconnaissable : le désir de régner semblait une vaine prétention de la Volonté ; dans un aboutissement trivial méprisé du Temps, chaque pouvoir était réabsorbé par l'Omnipotent. Une caverne d'ombre emprisonne la Lumière éternelle.
    Le silence se fit dans son cœur anxieux ; délivré des voix de désir du monde, Aswapathi répondit à l'appel éternel de l'Ineffable. Un Etre intime bien qu'indéfinissable, porteur d'une extase immense, irrésistible, et d'une paix qu'il percevait en lui-même et toute chose et cependant ne pouvait saisir, s'approchait puis se dérobait à la poursuite de son âme, comme pour l'attirer toujours plus loin. Tout proche, cela se retirait ; lointain, cela l'appelait de nouveau. Rien n'apportait de satisfaction, sinon ses délices : son absence laissait les plus grandes prouesses sans intérêt, sa présence faisait que la moindre chose semblait divine. Quand cela se trouvait là, les abîmes du cœur étaient comblés ; mais lorsque cette Divinité ennoblissante se retirait, l'existence perdait son sens dans l'absurde. L'ordonnance des plans immémoriaux, la divine plénitude des instruments étaient utilisés comme tréteaux pour une scène provisoire. Mais ce qu'était cette Puissance, il ne le savait pas encore.
    Impalpable bien que présente dans tout ce qui existe, elle faisait et défaisait des mondes par millions, elle revêtait et perdait un millier de formes et de noms. Elle portait le déguisement d'une Immensité insondable ou se faisait subtil noyau dans l'âme : une noblesse hautaine la rendait formidable et sombre, une intimité mystique l'enveloppait de douceur. Parfois elle semblait être une fiction ou une imposture, parfois une ombre colossale de lui-même.
    Un doute énorme entravait son progrès. Au travers d'un Vide neutre, fondement de toute chose, dont la virginité berçait son esprit immortel et solitaire, attiré vers quelque Suprême abstrus, aidé, forcé par des Pouvoirs énigmatiques, brûlant d'aspiration, tantôt à demi submergé, tantôt soulevé, invinciblement il montait sans une pause. Toujours, une Immensité nébuleuse et sans point de repère planait, inabordable, au-delà de toute réponse possible, condamnant à l'extinction les créatures finies, le confrontant à l'Incommensurable.
    Et puis cette ascension parvint à son apogée grandiose : il avait atteint une altitude où ne pouvait survivre nulle créature ; une frontière où chaque espoir et chaque quête doivent cesser avoisinait quelque Réalité dépouillée et intolérante, un Zéro engrossé de transformations infinies. Acculé à un choix effrayant, il se tenait sur un rebord vertigineux où tous les déguisements font faillite, où le mental humain doit abdiquer dans la Lumière ou bien se consumer comme une phalène dans la flamme nue de la Vérité. Tout ce qu'il avait été et tout ce par quoi il avait grandit devait être maintenant laissé derrière ou bien transformé en un moi de Cela qui n'a point de nom. Affrontant seul cette Force intangible qui n'offrait aucune prise à la Pensée, son esprit osa braver l'aventure du Néant.
    Abandonné des mondes de la Forme, il sombrait. C'est là que s'effondrait le bien fondé d'une Ignorance vaste comme le monde ; le long périple du voyage de la Pensée était bouclé et le facteur Volonté, devenu inefficace, hésitait. Les modes d'existence symboliques n'étaient plus d'aucun secours, les édifices que l'Ignorance avait bâtis, fissurés s'écroulaient, et même l'esprit qui porte l'Univers s'évanouissait dans une déficience lumineuse. Dans cet écroulement vertigineux de toutes les choses construites, transcendant tous les supports périssables et rejoignant enfin son origine glorieuse, le moi séparé doit se dissoudre ou renaître dans une Vérité au-delà des conceptions du mental. Toute la gloire d'une ébauche, toutes les douceurs de l'harmonie, rejetées au même titre que les séductions de notes triviales, expulsées du silence nu, austère, de l'Etre, mouraient dans une subtile et bienheureuse Inexistence.
Les Démiurges perdaient leur nom et leur forme ; les mondes splendides et organisés qu'ils avaient conçus et bâtis s'en allaient, emportés et abolis les uns après les autres. L'univers se dépouillait de son voile multicolore, et dans un aboutissement inimaginable de la formidable énigme des choses créées, apparut la secrète Divinité du Tout, ses pieds fermement posés sur les ailes prodigieuses de la Vie, omnipotent et solitaire prophète du Temps, intériorisée, impénétrable, au regard de diamant.
    Attirés par ce regard insondable, les cycles non résolus, hésitants, retournaient à leur source pour surgir à nouveau de cette mer invisible. Tout ce qui était né de sa puissance se trouvait à présent défait ; rien ne restait de ce que conçoit le Mental cosmique. L’Éternité s'apprêtait à disparaître et semblait être une diapositive superposée sur le Vide, l'Espace était une réminiscence d'un rêve qui sombre avant de s'éteindre dans les profondeurs du Néant. L'esprit qui ne meurt point et le Moi divin semblaient des mythes projetés par l'Inconnaissable ; de Lui tout jaillissait, en Lui tout était appelé à disparaître. Mais ce que Cela était, aucune pensée, aucune vision n'arrivait à définir. Seule demeurait une impalpable Forme du moi, le fantôme ténu de quelque chose qui fut, la dernière expérience d'une vague mourante juste avant qu'elle ne s'efface dans une mer infinie — comme si elle conservait encore, à deux doigts de l'Extinction, sa perception fondamentale de l'océan d'où elle était venue. Une Immensité planait, indépendante de la perception de l'Espace, une Eternité coupée du Temps ; une Paix étrange, sublime, inaltérable, sans un mot en interdisait l'accès au monde et à l'âme.
    Une solide Réalité solitaire répondit enfin à la quête ardente de son âme : sans passion, sans paroles, absorbée dans son insondable silence, détentrice du mystère que nul ne percera jamais, elle planait, impénétrable et intangible, lui faisant face avec son calme formidable, inébranlable. Elle n'avait aucun lien de parenté avec notre univers: dans son Immensité il n'y avait aucune action, aucun mouvement ; la question de la Vie, rendue vaine par ce silence, mourait sur les lèvres, l'effort du monde cessait, confondu d'ignorance, incapable de trouver la moindre preuve d'une Lumière céleste; il n'y avait point là de mental avec son besoin de savoir, il n'y avait point là de cœur avec son besoin d'aimer. Toute personne périssait dans cet anonymat. Il n'y avait pas de numéro deux, Elle n'avait ni partenaire ni égal ; seule cette Réalité était réelle pour elle-même. Pure existence à l'abri de la pensée et des humeurs, conscience de félicité immortelle non partagée, Elle demeurait à l'écart dans son austère infini, entière et indivisible, indiciblement seule : un Etre sans forme, sans visage et muet, qui n'avait connaissance de soi que par son propre moi intemporel, à jamais conscient dans ses abîmes figés, non créateur, non créé et non né, telle était Celle à qui tout doit la vie et qui ne vit de personne, incommensurable secret lumineux gardé derrière les voiles du Non-manifesté, dominant l'interlude cosmique en constant mouvement, demeure suprême, immuablement semblable, Cause occulte silencieuse, impénétrable — infinie, éternelle, inconcevable, unique.

Sri Aurobindo, SAVITRI, Fin du Chant 1, Fin du Livre III

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