Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: avril 2017

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

La prétention de l'État



 L'État organisé ne représente ni la meilleure intelligence de la nation, ni même la somme des énergies de la communauté. Il exclue de son organisation active et réprime, ou déprime indûment, la force de travail et la mentalité pensante d'importantes minorités, souvent celles qui représentent le meilleur du présent et qui travaillent pour l'avenir. L'État est un égoïsme collectif bien inférieur au meilleur de ce que la communauté peut donner. Nous savons ce qu'est cet égoïsme quand il se mesure à d'autres égoïsmes collectifs ; récemment, sa laideur s'est imposée à la vision et à la conscience de l'humanité*. L'individu, au moins, a généralement quelque chose qui ressemble à une âme, ou en tout cas il supplée à l'insuffisance de son âme par un système de morale ou un sens éthique, et à l'insuffisance de ceux-ci, par la peur de l'opinion publique, et même si cette dernière fait défaut, il reste la crainte de la loi commune qu'il est obligé de respecter normalement, ou du moins de circonvenir, et la difficulté même de la circonvenir est un frein pour tous sauf les plus violents et les plus habiles. Mais l'État est l'entité qui, avec la plus grande somme de pouvoir, est la moins embarrassée par les scrupules intérieurs et les freins extérieurs. Il n'a pas d'âme, ou seulement une âme rudimentaire. C'est une force militaire, politique et économique, et, s'il possède le moins du monde, un être intellectuel et éthique, ce n'est qu'à un degré infime et embryonnaire. Et malheureusement, le principal usage qu'il fasse de son intelligence rudimentaire, est d'émousser sa conscience éthique mal développée par des fictions, des slogans ou, récemment, par des philosophies d'État. À l'heure présente, l'homme est au moins une créature à demi civilisée au sein de la communauté, mais son existence internationale est encore primitive. Jusqu'à ces derniers temps, une nation organisée n'était qu'une énorme bête de proie dans ses relations avec les autres nations, avec des appétits qui somnolaient parfois, lorsqu'ils étaient repus ou découragés par les circonstances, mais qui restaient toujours sa principale raison d'être. Son "dharma" était de dévorer les autres pour se protéger et s'étendre. Aujourd'hui, il n'y a pas d'amélioration essentielle, il y a seulement une plus grande difficulté à dévorer. Un "égoïsme sacré" est encore l'idéal des nations, et, par suite, il n'est pas de loi internationale effective, ni de conscience vraie et éclairée de l'opinion humaine qui puisse refréner les rapacités de l'État. Il n'y a que la peur de la défaite et celle, plus récente, d'une désorganisation économique désastreuse; mais des expériences répétées ont montré que ces freins étaient inefficace.
 Il fut un temps où cet énorme égoïsme d'État était à peine meilleur en sa vie intérieure que dans ses relations extérieures**. Brutal, rapace, rusé, oppressif, ne tolérant aucune liberté d'action, de parole et d'opinion, ni même la liberté de conscience en matière de religion, il pillait les individus et les classes à l'intérieur de ses frontières comme il pillait les nations faibles à l'extérieur. Seule, la nécessité de garder vivante, riche et forte, la communauté dont il vivait, rendait son action partiellement et crûment bienfaisante. Dans les temps modernes, une grande amélioration s'est produite en dépit d'une détérioration en certaines directions. L'État sent maintenant la nécessité de justifier son existence par une organisation générale du bien-être économique et animal de la communauté, voire même de tous les individus. Il commence à percevoir la nécessité d'assurer le développement intellectuel, et indirectement le développement moral de la communauté dans son ensemble. L'effort de l'État pour devenir un être intellectuel et moral est l'un des phénomènes les plus intéressants de la civilisation moderne. La catastrophe européenne a même imposé à la conscience de l'espèce humaine la nécessité d'intellectualiser et de moraliser les relations extérieures de l'État. Mais la prétention de l'État à absorber les libres activités de l'individu, prétention qui s'accroît à mesure que l'État devient plus clairement conscient de ses nouveaux idéaux et de ses possibilités, est, pour dire le moins, prématurée; si elle était satisfaite, elle aboutirait sûrement à un arrêt du progrès humain, à une stagnation confortablement organisée semblable à celle qui s'est emparée du monde gréco-romain après l'établissement de l'Empire romain.
 L'appel de l'État à l'individu pour qu'il s'immole sur ses autels et abandonne ses libres activités au profit de l'activité collective organisée, est donc quelque chose de tout à fait contraire aux exigences de nos idéaux les plus élevés. C'est renoncer à la forme individuelle de l'égoïsme actuel au profit d'une autre, collective, plus vaste mais non supérieure, et plutôt inférieure de bien des manières au meilleur de l'égoïsme individuel. L'idéal altruiste, la discipline du sacrifice de soi, la nécessité d'une solidarité croissante avec nos semblables et d'une âme collective grandissante dans l'humanité, ne sont pas mis en doute. Mais la perte de soi dans l'État n'est pas le sens de ces hauts idéaux, et ce n'est pas non plus le chemin de leur accomplissement. L'homme doit apprendre, non pas à se supprimer ni à se mutiler, mais à s'accomplir lui-même dans l'accomplissement de l'humanité, de même qu'il doit apprendre, non pas à mutiler ni à détruire son ego, mais à le compléter en l'élargissant et en le faisant sortir de ses limites pour le perdre en quelque chose de plus grand qu'il s'efforce maintenant de représenter. La déglutition du libre individu par une énorme machine d'État est un tout autre genre d'aboutissement. L'État est une commodité, d'ailleurs assez maladroite, pour notre développement commun; il ne devrait jamais devenir une fin en soi.
L'autre prétention de l'idée d'État suivant laquelle la suprématie et l'intervention universelle de la machine étatique organisée sont les meilleurs moyens du progrès humain, est aussi une exagération et une fiction. L'homme vit par la communauté; il en a besoin pour se développer lui-même, individuellement autant que collectivement. Mais est-il vrai qu'une action dirigée par l'État soit plus capable de développer parfaitement l'individu tout en servant les fins d'ensemble de la communauté ? Ce n'est pas vrai. Ce qui est vrai, c'est que l'État est capable de fournir toutes les facilités nécessaires à l'action coopérative des individus dans la communauté et d'en éliminer les incapacités ou les obstacles qui auraient autrement gêné son fonctionnement. Là, s'arrête la vraie utilité de l'État. La faiblesse de l'individualisme anglais était de ne pas reconnaître les possibilités de la coopération humaine; la faiblesse de l'idée collectiviste teutonique est de faire de l'utilité de l'action coopérative une excuse pour le contrôle rigide de l'État. Quand l'État veut prendre en main le contrôle de l'action coopérative de la communauté, il se condamne à créer un mécanisme monstrueux, qui finira par broyer la liberté, l'initiative et la croissance sérieuse de l'être humain.
L'État ne peut manquer d'agir d'une façon fruste et massive; il est incapable de l'action libre, harmonieuse, intelligemment ou instinctivement variée, propre à une croissance organique. Car l'État n'est pas un organisme : c'est une mécanique, et il agit comme une machine, sans tact, ni goût, ni délicatesse, ni intuition. Il essaye de manufacturer les hommes, mais l'humanité est ici-bas pour grandir et créer. Ce défaut est visible dans l'éducation dirigée par l'État. Il est juste et nécessaire que l'éducation soit impartie à tout le monde, et en l'assurant, l'État est éminemment utile; mais quand il contrôle l'éducation, il en fait une routine, un système mécanique où l'initiative individuelle, la croissance individuelle et le développement vrai deviennent impossibles, parce qu'ils sont à l'opposé d'une éducation de routine. L'État tend toujours à l'uniformité, parce que l'uniformité est facile pour lui et que les variations naturelles sont impossibles à sa nature essentiellement mécanique; mais l'uniformité est la mort, non la vie. Une culture nationale, une religion nationale, une éducation nationale, peuvent encore être utiles, pourvu qu'elles ne contrarient pas . la croissance de la solidarité humaine, d'une part, et, d'autre part, la. liberté individuelle de pensée, de conscience et de développement, car ces choses donnent une forme à l'âme de la communauté et l'aident à ajouter sa quote-part à la somme du progrès humain ; mais une éducation d'État, une religion d'État, une culture d'État, sont des violences antinaturelles. Et la même règle s'applique (de différentes manières et à différents degrés) à d'autres aspects de notre vie en communauté et de ses activités.
* La guerre de 1914.
**Je parle de l'âge intermédiaire entre l'antiquité et les temps modernes. Dans l'antiquité, l'État avait (du moins dans certains pays) un idéal et une conscience vis-à-vis de la communauté, mais bien peu dans ses relations avec les autres États. (Note de Sri Aurobindo)


Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie 
CHAPITRE IV
L'insuffisance de l'idée d'État

 

L'insuffisance de l'idée d'État




Après tout, qu'est-ce que l'idée d'État, cette idée d'une communauté organisée à laquelle l'individu doit être immolé ? Théoriquement, c'est la subordination de l'individu au bien de tous; pratiquement, c'est sa subordination à un égoïsme collectif — politique, militaire et économique —qui cherche à satisfaire certaines visées et ambitions collectives conçues et imposées à la grande masse des individus par un nombre plus ou moins restreint de personnes dirigeantes qui sont censées représenter la communauté d'une manière quelconque. Peu importe que ces personnes appartiennent à une classe gouvernante ou que, comme dans les États modernes, elles émergent de la masse par la force de leur caractère (mais bien plus par la force des circonstances), et cela ne fait aucune différence essentielle, non plus, que leurs buts ou idéaux soient, comme de nos jours, imposés plus par l'hypnotisme d'une persuasion verbale que par la force expresse. Dans tous les cas, il n'est aucune garantie que la classe dirigeante ou le corps dirigeant représente la meilleure intelligence de la nation ni ses buts les plus nobles ni ses instincts supérieurs.
    Rien de tel n'existe chez le politicien moderne, en aucune partie du monde; il ne représente pas l'âme d'un peuple ni ses aspirations. Ce qu'il représente, d'habitude, c'est toute la petitesse moyenne, l'égoïsme, l'égo-centrisme et la duplicité qui l'entourent ; cela, il le représente assez bien, et aussi beaucoup d'incompétence mentale et de conventions morales, de timidité, de prétention. De grands problèmes se présentent souvent à sa décision, mais il ne les traite pas avec grandeur; des paroles élevées et de nobles idées sont sur ses lèvres, mais bien vite elles deviennent le boniment d'un parti. La maladie et le mensonge de la vie politique moderne sont évidents dans tous les pays du monde; seul, le consentement hypnotisé de tous (et même des classes intellectuelles) à cette grande imposture organisée, masque et prolonge la maladie. C'est le genre de consentement que les hommes accordent à tout ce qui est habituel et constitue l'atmosphère présente de leur vie. Et pourtant, ce sont ces mentalités-là qui ont à décider du bien de tous ; c'est à ces mains-là que notre bien doit être confié ; c'est à ces agents, parés du nom d'État, que, de plus en plus, l'individu est mis en demeure d'abandonner le gouvernement de ses activités. En fait, ce n'est d'aucune façon le plus grand bien de tous qui est ainsi assuré, mais beaucoup de mal et de confusion organisée, avec pourtant un peu de bien qui s'achemine vers un progrès réel, car, toujours, la Nature va de l'avant, malgré tous les faux pas, et finalement elle atteint son but en dépit de l'imparfaite mentalité de l'homme, plus souvent que grâce à elle.
    Mais même si l'instrument gouvernant était mieux constitué et d'un caractère mental et moral plus élevé, même si l'on trouvait quelque moyen de faire ce que les civilisations anciennes avaient fait en imposant à leurs classes dirigeantes des disciplines et des idéaux supérieurs, l'État ne serait tout de même pas ce que l'idée d'État prétend être. Théoriquement, c'est la sagesse et la force collectives de la communauté, mobilisées et organisées pour le bien général. Pratiquement, ce qui conduit la machine et tire le char, est seulement la fraction de l'intelligence et du pouvoir de la communauté que le mécanisme particulier de l'organisation étatique veut bien laisser venir à la surface; mais cette fraction-là aussi est happée et entravée par la machine, autant qu'elle est entravée par la grande quantité de sottise et de faiblesse égoïste qui vient à la surface avec elle. Sans doute est-ce le mieux que l'on puisse faire en les circonstances, et la Nature, comme toujours, l'utilise pour le mieux. Les choses seraient d'ailleurs bien pires si certaines coudées franches n'étaient pas laissées à l'effort individuel qui, moins entravé, fait ce que l'État ne peut faire, met en œuvre et utilise la sincérité, l'énergie et l'idéalisme des individus les meilleurs pour tenter ce que l'État n'a ni la sagesse ni le courage de tenter, et accomplit ce que le conservatisme et l'imbécillité de la collectivité laisse à l'abandon, ou même contrecarre et réprime activement. L'énergie de l'individu est l'agent vraiment effectif du progrès collectif. L'État, parfois, vient en aide à l'individu, et, si son aide ne s'accompagne pas d'un contrôle indu, il joue un rôle positivement utile. Mais le plus souvent, il barre le chemin et freine le progrès, à moins qu'il ne fournisse la somme de friction et d'opposition organisée dont nous avons toujours besoin pour que la nouvelle structure en voie de formation acquière une énergie plus grande et une forme plus complète. Or, nous tendons maintenant à un tel accroissement du pouvoir organisé de l'État, à une activité étatique tellement énorme, irrésistible et complexe, qu'elle éliminera complètement le libre effort individuel, ou finira par le laisser atrophié et découragé, réduit à l'impuissance. Le correctif nécessaire aux défauts, aux limitations et à l'inefficacité de la machine d'État, aura disparu.


Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie 
CHAPITRE IV
L'insuffisance de l'idée d'État





Les relations entre l'individu et le groupe


Quand la Nature doit concilier deux éléments dans une harmonie, sa méthode constante est de commencer par procéder à un mouvement de bascule, lent et continu, où elle semble parfois pencher entièrement d'un côté, parfois entièrement de l'autre, et d'autres fois corriger les deux. excès par un ajustement temporaire et un compromis modérateur plus ou moins réussis. Les deux éléments apparaissent alors comme des adversaires nécessaires l'un à l'autre et qui peinent pour trouver quelque solution à leur conflit. Mais comme chacun a son égoïsme et obéit à la tendance innée qui pousse les choses, non seulement à se préserver mais aussi à s'affirmer dans la mesure de leur force disponible, chacun cherche à trouver une solution qui lui donnera la part maximum et lui permettra de dominer, si possible complètement, voire même d'engloutir entièrement l'égoïsme de l'autre dans. son propre égoïsme. Ainsi, le progrès vers l'harmonie se fait par un conflit de forces et semble souvent ne pas être du tout un effort vers la concorde et l'ajustement mutuel, mais au contraire un effort pour se dévorer mutuellement. Et en fait, notre plus haut idéal d'unité n'est pas l'absorption de l'un par l'autre, mais de chacun par l'autre afin que chacun vive entièrement dans l'autre et comme cet autre. C'est là l'ultime idéal de l'amour, et c'est vers cela que les conflits s'acheminent aveuglément, car, par la lutte, on ne peut arriver qu'à un ajustement entre deux exigences opposées, non à une harmonie stable ; à un compromis entre deux égoïsmes antagonistes, non à leur fusion l'un en l'autre. Néanmoins, le conflit conduit effectivement à une compréhension mutuelle croissante, qui finalement rend possible l'essai d'unité réelle.
Dans les relations entre l'individu et le groupe, cette méthode constante de la Nature prend l'aspect d'une lutte entre deux tendances humaines aussi profondément enracinées l'une que l'autre: l'individualisme et le collectivisme. D'un côté, nous avons l'État avec son autorité, sa perfection et son développement accaparants ; de l'autre, l'homme individuel avec sa liberté, sa perfection et son développement distinctifs. L'idée d'État, machine vivante, petite ou grande, et l'idée de l'homme, personne de plus en plus distincte et lumineuse, dieu en croissance, se trouvent en perpétuelle opposition. La dimension de l'État ne fait aucune différence à l'essence du conflit et ne fait pas nécessairement de différence à ses conditions caractéristiques. C'était la famille, la tribu ou la cité, polis; c'est devenu le clan, la caste et la classe, koula, gens. C'est maintenant la nation. Demain ou après-demain, ce sera toute l'humanité. Mais le problème des relations entre l'homme et l'humanité, entre la personne en voie de libération et la collectivité accaparante, n'en continuera pas moins de se poser.
    Si l'on s'en tient aux seuls faits de l'histoire et de la sociologie dont nous pouvons disposer, il faut supposer que notre espèce a commencé par un accaparement total du groupe, auquel l'individu était entièrement subordonné, et que le développement de l'individualité est un accessoire de la croissance humaine, un fruit du développement de la conscience mentale. Nous pouvons supposer qu'à l'origine, l'homme était complètement grégaire et que l'association était la condition première de sa survivance ; et puisque la survivance est la première nécessité de tout être, l'individu ne pouvait être rien autre qu'un instrument au service de la force et de la sécurité du groupe; et même si, à la force et à la sécurité, nous ajoutons la croissance, l'efficacité, l'indépendance autant que la conservation du groupe, nous sommes encore dans l'idée dominante de tout collectivisme. Cette tournure des choses est une nécessité issue des circonstances et du milieu. En effet, en examinant de plus près le fond du problème, nous nous apercevons que dans la Matière, l'uniformité est le signe du groupe; la libre variation et le développement individuel progressent avec la croissance de la Vie et du Mental. Si, donc, nous supposons que l'homme représente une évolution de l'être mental dans la matière et à partir de la matière, nous devons présumer qu'il a commencé par l'uniformité et la subordination de l'individu, puis avancé vers la variété et la liberté de l'individu. La nécessité des circonstances et du milieu, autant que la loi inévitable des principes fondamentaux de son être, suggéreraient donc la même conclusion, le même processus pour son évolution pré- historique et historique.
 Mais il y a aussi l'antique tradition de l'humanité, qu'il n'est jamais bon de méconnaître ni de traiter comme une pure fiction ; selon elle, l'état social aurait été précédé d'un autre, libre et non social. Suivant les idées scientifiques modernes, pareil état, s'il a jamais existé (ce qui est loin d'être certain), a dû être non seulement non social, mais antisocial ; ce devait être la condition de l'homme en tant qu'animal isolé, vivant comme une bête de proie, avant de devenir progressivement un animal de troupeau. La tradition, au contraire, parle d'un âge d'or où l'homme était librement social sans société. N'étant pas lié par des lois et des institutions, mais vivant par son instinct naturel ou sa connaissance spontanée, il portait en lui-même la loi vraie de son existence et n'avait nul besoin de dévorer ses semblables ni d'être courbé sous le joug de fer de la collectivité. On peut dire, si l'on veut, que l'imagination poétique ou idéaliste s'est ici servie d'une mémoire raciale profondément enracinée, et que les premiers hommes civilisés ont tiré leur, idéal naissant de libre association inorganisée et heureuse, de cette mémoire raciale d'une existence inorganisée, sauvage et antisociale. Mais il est possible aussi que notre progrès ne se soit pas déroulé en ligne droite, mais en cycles, et qu'au cours de ces cycles, il y ait eu des périodes de réalisation, au moins partielle, où les hommes étaient devenus capables de vivre comme dans le grand rêve de l'anarchisme philosophique, associés par une loi intérieure d'amour et de lumière, d'existence juste, de pensée juste et d'action juste, au lieu d'être contraints à l'unité par des rois et des parlements, des lois, des polices et des châtiments, avec toutes les hantises de la tyrannie, les oppressions et répressions, petites ou grandes, et le vilain cortège d'égoïsme et de corruption qu'entraîne toujours le gouvernement forcé de l'homme par l'homme. Il est même possible que notre état originel ait connu la spontanéité animale instinctive d'une association libre et fluide, et que notre état idéal final possède la spontanéité intuitive et illuminée d'une association libre et fluide. Il se peut que notre destinée soit de convertir l'association animale originelle en une communauté de dieux. Il se peut que notre progrès soit un circuit détourné conduisant de l'uniformité et de l'harmonie spontanées et faciles qui reflètent la Nature, à l'unité maîtresse d'elle-même qui reflète le Divin.
 Quoi qu'il en soit, en dehors des tentatives des idéalismes religieux ou autres pour arriver à une libre solitude ou à une libre association, l'histoire et la sociologie ne nous parlent de l'homme que comme d'un individu dans un groupe plus ou moins organisé. De ces groupes, il existe toujours deux types. L'un affirme l'idée de l'État aux dépens de l'individu: l'ancienne Sparte, l'Allemagne moderne*; l'autre affirme la suprématie de l'État, mais cherche en même temps à donner aux individus qui le constituent autant de liberté, de pouvoir et de dignité qu'il est compatible avec son autorité : l'ancienne Athènes, la France moderne. Mais à ces deux types, un troisième s'est ajouté, où l'État abdique autant qu'il peut devant l'individu, affirme hardiment qu'il n'existe que pour la croissance de l'individu et pour assurer sa liberté, sa dignité et son heureuse humanité, et cherche avec une foi courageuse si, après tout, ce n'est pas en amenant l'individu au plus haut degré possible de liberté, de dignité et d'humanité que le bien-être, la force et l'expansion de l'État seront le mieux assurés. L'Angleterre était le grand exemple de ce type, jusqu'à une époque récente; l'Angleterre faite libre, prospère, énergique, invincible, par la seule force de cette idée au fond d'elle-même; l'Angleterre bénie des dieux et gratifiée d'une expansion, d'un empire et d'une bonne fortune sans pareils parce que, à aucun moment, elle n'avait craint d'obéir à cette haute tendance, d'accepter les risques de cette grande entreprise, et même souvent de l'appliquer par-delà les limites de son propre égoïsme insulaire. Malheureusement, cet égoïsme, les défauts de la race et, signe de l'ignorance humaine, l'affirmation exagérée d'une idée en dehors de ses limites, l'ont empêchée de donner à cette idée l'expression la plus riche et la plus noble, et d'obtenir par elle d'autres fruits, qui ont été obtenus ou sont en voie de l'être par les États organisés d'une manière plus rigide. Par suite, nous voyons l'idée collectiviste ou étatique s'attaquer à la vieille tradition anglaise afin de la démolir, et il est possible qu'avant longtemps la grande expérience s'achève par un lamentable aveu d'échec, remplacée par une "discipline" et une organisation "efficace" à l'allemande, ce vers quoi toute l'humanité civilisée semble tendre actuellement. On peut certes se demander si ceci était réellement nécessaire ou si, avec une foi plus courageuse, éclairée par une intelligence plus souple et plus vigilante, tous les résultats désirés n'auraient pas pu être atteints en employant une méthode nouvelle, plus libre, qui aurait gardé toutefois intact le dharma** de l'espèce.
Un autre fait mérite d'être noté quant à la prétention de l'État à sacrifier l'individu à son propre intérêt, à savoir que la forme de l'État ne fait absolument aucune différence au principe. La tyrannie du souverain absolu sur tous, ou celle de la majorité sur l'individu (qui d'ailleurs, par un paradoxe de la nature humaine, se change en une oppression ou une répression hypnotiques de la majorité par elle-même) sont des formes d'une seule et même tendance. Chacune de ces tyrannies, quand elle proclame d'une manière absolue : "l'État, c'est moi", énonce une vérité profonde, bien qu'elle fonde cette vérité sur un mensonge. La vérité est que chacune est vraiment l'expression de l'État et de sa tendance caractéristique à subjuguer le libre arbitre, la liberté d'action, le pouvoir, la dignité et l'indépendance des individus qui le constituent. Le mensonge est dans l'idée sous-entendue que l'État est quelque chose de plus grand que les individus qui le composent et qu'il peut impunément s'arroger cette oppressive suprématie sans dommage pour lui-même ni pour le plus haut espoir de l'humanité.
 Dans les temps modernes, l'idée d'État se réaffirme pleinement après un long entre'acte et domine la pensée et l'action du monde. Elle s'appuie sur deux motifs : l'un fait appel à l'intérêt extérieur de l'espèce ; l'autre à Ses plus hautes tendances morales. Elle exige que l'égoïsme individuel s'immole danse l'intérêt collectif et demande que. l'homme ne vive plus pour lui-même, mais pour le tout, le groupe, la communauté. Elle affirme que l'espoir du bien de l'humanité et de son progrès dépend de l'efficacité et de l'organisation de l'État. Son chemin de la perfection passe par la règlementation étatique de tous les dispositifs économiques et vitaux de l'individu et du groupe : la "mobilisation", pour employer l'expression spécieuse mise à la mode pendant la guerre ; une mobilisation étatique de l'intelligence, des capacités, des pensées, des émotions et de la vie de l'individu, de tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, dans l'intérêt de tous. Poussé à son ultime conclusion, c'est l'idéal socialiste dans toute sa splendeur, et c'est vers cette conclusion que l'humanité semble faire route avec une remarquable rapidité. L'idée d'État est en train de se ruer à la domination avec une grande force motrice, et elle est prête à broyer sous ses roues tout ce qui s'oppose à sa force et voudrait affirmer le droit des autres tendances humaines. Et pourtant, les deux notions sur lesquelles elle se fonde, sont pleines de ce fatal mélange de vérité et de mensonge qui afflige toutes les prétentions et les affirmations humaines. Il est donc nécessaire de les faire passer au solvant d'une pensée scrutatrice et impartiale qui se refuse à être escroquée par les mots, si nous ne voulons pas suivre, impuissants, un nouveau cycle d'illusions, pour revenir à ce qui aurait dû toujours être notre lumière et notre guide: la vérité profonde et complexe de la Nature.

*Rappelons que cet ouvrage a été écrit pendant la Première Guerre mondiale. (Note de l'éditeur)
 **La loi profonde, véritable.


Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie 
CHAPITRE III
Le groupe et l'individu

Le perfectionnement de la vie humaine


           Tout le processus de la Nature repose sur l'équilibre de deux pôles de la vie et sur une tendance cons­tante à les harmoniser. Ces deux pôles sont l'individu (que nourrit le tout ou l'agrégat) et le tout ou l'agrégat (que l'indi­vidu aide à constituer). La vie humaine ne fait pas exception à la règle. Par conséquent, le perfectionnement de la vie humaine implique nécessairement l'élaboration d'une harmonie encore inaccomplie entre les deux pôles de notre existence : l'individu et l'agrégat social. Sera parfaite la société la plus entièrement propice à la perfection de l'individu; sera incomplète la perfection de l'individu si elle n'aide pas à l'état parfait de l'agré­gat social auquel il appartient, et finalement à l'état parfait de l'agrégat humain le plus vaste possible: l'ensemble d'une humanité unifiée.
    Mais la Nature suit un processus graduel qui complique les choses et empêche l'individu d'avoir une relation pure et directe avec l'humanité totale. Entre lui et ce tout trop immense, se dressent les agrégats plus petits dont la formation était nécessaire aux étapes progressives de la culture humaine; ces agrégats sont en partie des aides pour l'unité finale, en partie des barrières. L'obstacle de l'espace, les difficultés d'orga­nisation, les limitations du coeur et du cerveau humains, ren­daient nécessaire la formation de petits agrégats, tout d'abord, puis d'agrégats de plus en plus grands pour entraîner gra­duellement l'individu, par rapprochements successifs, à se pré­parer à l'universalité finale. La famille, la commune, le clan ou la tribu, la classe, les États-cités ou les amas de tribus, la nation, l'empire, marquent autant d'étapes de ce progrès et de cet élar­gissement constant. Si les petits agrégats avaient été détruits dès que les plus grands eussent été formés avec succès, cette gradation n'aurait pas suscité de complexités, mais là n'est pas la voie de la Nature. Il est rare qu'elle détruise tout à fait les modèles qu'il lui a plu de façonner, ou elle ne détruit que ce qui n'a plus aucune utilité et conserve le reste pour satisfaire son besoin, ou sa passion, de variété, de richesse, de multiformité, se bornant à effacer les lignes de division ou à modifier suffisamment les particularités et les rapports pour faciliter l'unité plus grande qu'elle est en train de créer. Par suite, l'humanité doit à chaque pas faire face à des problèmes variées qui viennent non seulement de la difficulté d'accorder les inté­rêts de l'individu et ceux de la communauté ou de l'agrégat direct, mais d'accorder aussi les intérêts et les besoins des petites unités et la croissance de l'ensemble plus vaste qui doit les englober toutes.
    L'histoire nous a conservé ça et là des exemples de ce travail, des exemples d'échecs et de succès qui sont pleins d'enseigne­ment. Ainsi, nous voyons l'effort d'agrégation des tribus sémi­tiques (juives et arabes) réussir chez les uns après la scission en deux royaumes qui restèrent une source de faiblesse perma­nente pour la nation juive, et réussir seulement temporaire­ment chez les autres par l'apparition soudaine de la force unificatrice de l'islam. Chez les races celtiques, nous voyons les clans tenter sans succès de se fondre en une existence natio­nale organisée. Cet insuccès est total en Irlande et en Écosse où il a fallu que la vie de clan soit écrasée par la domination et la culture étrangères. Au pays de Galles, l'échec n'a été évité qu'au dernier moment. Dans l'histoire de la Grèce, les Etats-cités et les petits peuples régionaux restent dans l'im­possibilité de fusionner. Par contre, le même effort de la Nature a remporté un éclatant succès dans le développement de l'Italie romaine. Depuis plus de deux millénaires, tout le passé de l'Inde n'a été (bien que le succès ait souvent semblé proche) qu'une vaine tentative pour surmonter la tendance centrifuge d'une extraordinaire quantité et variété d'éléments disparates : famille, communes, clans, castes, petits États ou petits peuples régionaux, vastes unités linguistiques, communautés religieuses, nations dans la nation. On pourrait dire qu'ici, la Nature a tenté une expérience dont la complexité et la richesse potentielle sont sans égales, et qu'elle a accumulé toutes les difficultés possibles afin de parvenir au résultat le plus opulent. Mais finalement, le problème s'est montré inso­luble, ou du moins n'a pas été résolu, et la Nature a dû recourir à son habituel deus ex machina: l'intervention d'une domina­tion étrangère.
    Mais même si la nation (qui représente le plus vaste groupe­ment que la Nature ait jusqu'à présent formé avec succès) est suffisamment organisée, l'unité complète ne se réalise pas tou­jours. Si aucun autre élément de discorde ne subsiste, la lutte des classes reste cependant toujours possible. Ce phénomène nous conduit à une autre règle du développement graduel de la Nature dans la vie humaine, et nous verrons que cette règle est d'une importance considérable quand nous en viendrons à la question d'une unité humaine viable. La perfection de l'indi­vidu dans une société devenue parfaite (étant bien entendu que la perfection est toujours relative et progressive), puis dans une humanité devenue parfaite, est le but inévitable de la Nature. Mais le progrès de tous les individus d'une société ne se produit pas pari passu, d'une marche égale et uniforme. Certains avancent, d'autres sont stationnaires (absolument ou relativement), d'autres enfin reculent. Par conséquent, il est inévitable qu'une classe dominante apparaisse à l'intérieur de l'agrégat, de même que l'apparition de nations dominantes est inévitable dans le conflit constant des agrégats. La classe qui exprimera le plus parfaitement le type dont la Nature a besoin à l'époque, soit pour son progrès, soit pour sa rétrogradation (cela peut arriver), sera celle qui prédominera. Si la puissance et la force de caractère sont exigées, on verra une aristocratie dominante apparaître; si c'est la connaissance et la science, la classe dominante sera savante et littéraire ; si c'est l'habileté pratique, l'ingéniosité, l'économie et l'efficacité de l'organisa­tion, on verra dominer la classe bourgeoise ou vaishya, habituellement conduite par les juristes; s'il s'agit de diffuser plutôt que de concentrer le bien-être général et d'organiser strictement le travail, alors la domination de la classe ouvrière elle-même n'est pas impossible.
    Mais qu'il s'agisse de la domination des classes ou des na­tions, ce phénomène ne peut jamais être qu'une nécessité tem­poraire, sans plus; en effet, dans la vie humaine, le but final de la Nature ne peut pas être l'exploitation du grand nombre par le petit nombre, ni même du petit nombre par le grand nombre ; le but ne peut jamais être la perfection de quelques-uns au prix de la submersion abjecte ou de la soumission ignorante de la masse ; il ne peut s'agir là que d'expédients transitoires. Nous voyons donc que ces dominations portent toujours en elles-mêmes le germe de leur propre destruction. Elles doivent disparaître, soit par éviction ou destruction de l'élément exploiteur, soit par fusion et égalisation. En Europe et en Amérique, les brâhmanes et les kshatriyas* ont vu leur domination abolie, ou ils sont sur le point de retomber dans l'égalité de la masse générale. Seules restent deux classes ri­gidement séparées : la possédante qui domine, et l'ouvrière ; et tous les mouvements les plus importants de nos jours ont pour but l'abolition de cette dernière supériorité. Par cette tendance persistante, l'Europe a obéi à une grande loi de la marche progressive de la Nature : tendre à une égalité finale. Il est sûr qu'une égalité absolue n'est ni voulue ni possible, de même qu'une uniformité absolue est à la fois impossible et tout à fait indésirable, mais ce qui est essentiel à toute perfectibilité con­cevable pour l'espèce humaine, est une égalité fondamentale qui rende inoffensif le jeu des supériorités et des différences véritables.
    Par conséquent, le meilleur conseil à donner à une minorité dominante, est de reconnaître à temps l'heure convenable de son abdication et du transfert de son idéal, de ses qualités, sa culture et son expérience au reste de l'agrégat, ou à telle partie du reste qui est prête à ce progrès. Si les choses se passent ainsi, l'agrégat social avance normalement, sans dislocation, sans blessure ni maladie sérieuse; sinon, un progrès dans le désordre lui est imposé, car la Nature ne souffrira jamais que l'égoïsme humain déjoue indéfiniment ses intentions décidées et ses nécessités. Quand les classes dominantes réussissent à éluder les exigences de la Nature, la pire des destinées risque de s'abattre sur l'agrégat social. Ce fut le cas pour l'Inde, où la cause principale du déclin et de la dégénérescence vint de la caste des brâhmanes et autres classes privilégiées qui refusèrent définitivement d'élever autant que possible la masse de la na­tion à leur niveau et ont dressé un gouffre de supériorité infranchissable entre elles-mêmes et le reste de la nation. Or, si ses intentions sont frustrées, la Nature retire inévitablement sa force de l'entité nuisible, jusqu'à ce qu'elle amène de l'exté­rieur d'autres moyens de réduire l'obstacle à néant.
    Mais même si, intérieurement, l'unité de l'agrégat est rendue aussi parfaite que peut le permettre le jeu d'un mécanisme social, administratif et culturel, la question de l'individu conti­nue de se poser. Car ces unités ou agrégats sociaux ne sont pas semblables au corps humain où les cellules constituantes sont incapables de vivre en dehors de l'agrégat. L'être humain tend à exister par lui-même et à déborder les limites de la famille, du clan, de la classe et de la nation ; et même, cette indé­pendance, d'un côté, et cette universalité, de l'autre, sont des éléments essentiels à sa perfection. C'est pourquoi, de même que les systèmes d'agrégation sociale qui dépendent de la do­mination d'une ou de plusieurs classes sur les autres doivent changer ou se dissoudre, de même les agrégats sociaux qui font obstacle à la perfection de l'individu et cherchent à l'enfermer dans un moule limité, à le soumettre à la rigidité d'une cul­ture étroite, d'une classe mesquine ou de petits intérêts natio­naux, doivent avoir un terme et, un jour, sous l'impulsion irrésistible de la Nature en progrès, doivent se transformer ou être détruits.

* Ce qui correspond ou correspondait à la classe dite libérale et à la noblesse. 

Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie 
CHAPITRE II
L'imperfection des agrégats passés

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