Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo Le problème d'un empire fédéré hétérogène

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Le problème d'un empire fédéré hétérogène




Si l'édification d'une nation composite dans les Îles britanniques était d'avance acquise, car c'était une nécessité géographique et économique dont la réalisation complète n'était empêchée que par des erreurs de politique criantes et obstinées, on ne peut pas en dire autant du processus d'évolution       plus rapide, mais encore graduel et presque inconscient par lequel l'empire colonial de la Grande-Bretagne est en train de devenir une unité réelle. Il n'y a pas si longtemps, on considérait que le détachement final des colonies et la formation de jeunes nations indépendantes, du moins pour l'Australie et le Canada, était le terme inéluctable de cet empire colonial, sa seule conclusion logique et à peine regrettable.
      Cette façon de voir s'appuyait sur de bonnes raisons. La nécessité géographique de l'union faisait entièrement défaut; au contraire, les distances créaient une séparation mentale tranchante. Chaque colonie avait un corps physique nettement séparé et, selon le cours de l'évolution humaine à cette époque, semblait prédestinée à devenir une nation distincte. Les intérêts économiques de la mère patrie et des colonies étaient disparates, isolés les uns des autres, souvent opposés comme l'ont montré les colonies en adoptant des tarifs protectionnistes contre la politique britannique de libre-échange. Le seul intérêt politique qu'elles trouvaient à l'Empire, était la sécurité de la flotte et de l'armée britanniques contre les invasions étrangères ; mais elles ne participaient nullement au gouvernement de l'Empire et ne prenaient aucun intérêt direct à l'élaboration de ses destinées. Psychologiquement, le seul lien était un fragile souvenir des origines, un tiède sentiment qui pouvait facilement s'évaporer, combattu par une tendance séparatiste solide et par le penchant naturel des groupements humains fortement marqués à se créer eux-mêmes une vie et un type racial indépendants. L'origine de la race variait : en Australie, elle était britannique ; en Afrique du Sud, elle était surtout hollandaise ; au Canada, elle était mi-française, mi-anglaise. Mais dans ces trois pays, des modes de vie se sont créés, des tendances politiques, un nouveau type de caractère, de tempérament et de culture, si l'on peut dire, qui étaient aux antipodes de la vieille culture britannique et de son tempérament, son mode de vie et ses tendances sociales et politiques. De son côté, la mère patrie ne tirait aucun avantage tangible — politique, militaire ou économique — de ses rejetons, mais le seul prestige que pouvait lui conférer le fait de posséder un empire. Des deux côtés, par conséquent, toutes les circonstances faisaient pressentir une séparation finale pacifique, qui ne devait laisser à l'Angleterre que la fierté d'avoir été la mère d'autant de nations nouvelles.
      Du fait du rapetissement du monde amené par les sciences physiques, de la tendance à la formation de plus grands agrégats, de la transformation des conditions politiques mondiales et des profonds changements politiques, économiques et sociaux vers lesquels la Grande-Bretagne s'est acheminée, toutes les conditions sont maintenant modifiées et il est facile de voir que la fusion de l'empire colonial en un grand Commonwealth fédéré ou en quelque système qui puisse plausiblement porter ce nom, est pratiquement inévitable. La route est semée de difficultés, à commencer par des difficultés économiques car, nous l'avons vu, la séparation géographique entraîne une divergence, voire une opposition des intérêts économiques ; or, si un Zollverein impérial était assez naturel entre les États de l'empire germanique ou entre les membres d'une Confédération de l'Europe Centrale telle que la projetait l'un des groupes belligérants de la Grande Guerre, pareille création serait artificielle entre des pays très espacés, exigeant comme elle le ferait une vigilance constante et des soins délicats. Et pourtant, l'unité politique tend naturellement à exiger une union économique concomitante, elle ne semble pas vraiment complète sans elle. En outre, des difficultés politiques ou autres, latentes, peuvent surgir et détruire la formation impériale si le processus d'unification pratique est mené trop précipitamment et sans sagesse. Mais aucune de ces difficultés n'est nécessairement insurmontable ; on ne peut même pas dire qu'elles soient une pierre d'achoppement réelle. La difficulté de race, qui fut un temps sérieuse et menaçante en Afrique du Sud, et qui n'est pas encore éliminée, n'est pas nécessairement plus formidable qu'au Canada, car dans ces deux pays existe un élément anglais qui, majoritaire ou minoritaire, peut, par union ou fusion amicale, rattacher l'élément étranger à l'Empire. Il n'existe pas non plus de puissante attraction extérieure ni de conflit de cultures établies, ni de tempéraments incompatibles comme ceux qui ont rendu si difficile l'union réelle de l'empire autrichien.
La seule chose nécessaire est que l'Angleterre continue de traiter le problème avec un juste instinct et qu'elle ne recommence pas sa fatale bévue d'Amérique ni l'erreur commise en Afrique du Sud (dont elle est heureusement revenue). Elle doit toujours se rappeler que son destin éventuel n'est pas celui d'un pays dominateur qui contraint toutes les parties de son dominion à lui ressembler uniformément ou à rester en perpétuelle subordination, mais d'être le centre d'une grande confédération d'États et de nations qui, par sa puissance d'attraction, fusionneront en une nouvelle unité supranationale. Pour ce faire, la première condition est qu'elle respecte scrupuleusement la liberté interne de vie et de volonté des colonies, leurs tendances sociales, culturelles et économiques, tout en donnant à chacune une part égale à la sienne dans la gestion des grands problèmes communs de l'Empire. Le seul rôle auquel elle puisse prétendre dans l'avenir de ce nouveau type d'agrégat, est celui de centre politique et culturel, de charnière ou de nœud de l'union. Si la pensée dirigeante de l'Angleterre s'oriente ainsi, seul un cataclysme imprévu pourrait empêcher la formation d'une unité impériale où le Home Rule sous une vague suzeraineté britannique, serait remplacé par une Fédération fondée sur le Home Rule [1].
      Mais le problème devient beaucoup plus difficile quand il s'agit des deux autres grands constituants de l'Empire : l'Égypte et l'Inde; si difficile que la première tentation de la pensée politique, appuyée par cent préjugés et intérêts momentanés, était naturellement de laisser de côté le problème et de créer un empire colonial fédéré où ces deux grands pays demeureraient à l'état de dépendances sujettes [2]. Il est évident qu'une telle solution ne peut pas durer et qu'en s'obstinant à la maintenir, on va au devant des résultats les plus indésirables, sinon à un désastre final. La renaissance de l'Inde est aussi inévitable que, demain, le lever du soleil, et la renaissance d'une grande nation de trois cent millions d'hommes avec un tempérament aussi particulier, des traditions et des conceptions de vie si uniques, une intelligence si puissante et une si grande masse d'énergies potentielles, est évidemment l'un des plus formidables phénomènes du monde moderne. Il est évident que la nouvelle unité impériale fédérée ne peut pas se permettre de s'opposer d'une façon permanente à cette nation renaissante de trois cent millions d'âmes et que l'on ne peut pas laisser régner la politique à courte vue de fonctionnaires soumis à des intérêts immédiats et qui voudraient différer aussi longtemps que possible l'inévitable issue. Certes, tout cela a été reconnu en principe; mais la difficulté viendra avec le règlement pratique du problème quand la question indienne ne pourra plus être renvoyée à une date indéterminée.
      La nature des difficultés qui barrent le chemin à une union pratique entre des agrégats aussi différents, est assez évidente. Il y a d'abord l'isolement géographique qui a toujours fait de l'Inde un pays et un peuple à part même quand elle était incapable de réaliser son unité politique et qu'elle subissait tout le choc des invasions ou des influences culturelles des civilisations voisines. Il y a la masse même de sa population de trois cent millions d'âmes, dont la fusion sous une forme quelconque avec les autres nations de l'Empire, serait une tout autre affaire que la fusion des populations relativement peu nombreuses de l'Australie, du Canada et de l'Afrique du Sud. Il y a la ligne de démarcation saillante de la race, la couleur et du tempérament entre l'Européen et l'Asiatique. Il y a le passé millénaire, la divergence absolue des origines, les souvenirs indélébiles, les tendances inhérentes, qui interdisent tout espoir d'effacer ou de minimiser la ligne de démarcation en faisant accepter à l'Inde une culture entièrement ou principalement anglaise ou européenne. Toutes ces difficultés ne veulent pas dire nécessairement que le problème soit insoluble; au contraire, nous savons qu'il n'est pas de difficulté présentée au mental humain qu'il ne puisse résoudre, s'il le veut. Nous voulons supposer que dans le cas particulier, on saura trouver à la fois la volonté et la sagesse nécessaires ; que la politique britannique ne commettra pas d'erreur irréparable que selon son tempérament et son habitude passée, elle réparera à temps les erreurs mineures inévitables quand on aborde pareil problème ; et que, tôt ou tard, il sera possible de créer une certaine sorte d'unité psychologique entre ces deux agrégats de l'espèce humaine si fortement disparates.
      Reste à savoir dans quelles conditions ceci est possible et de quelle nature sera l'unité. Il est clair que la race dirigeante doit appliquer beaucoup plus scrupuleusement et avec beaucoup plus de fermeté résolue le principe qu'elle a déjà appliqué ailleurs si fructueusement, et dont l'abandon s'est finalement toujours révélé si préjudiciable à ses propres intérêts supérieurs. Elle doit permettre, respecter et même favoriser la libre évolution séparée de l'Inde dans le cadre de l'unité de l'Empire. Tant que l'Inde ne se gouvernera pas entièrement elle-même, ses intérêts devront prendre la première place dans la pensée de ceux qui la gouvernent, et, quand elle aura l'autonomie, celle-ci devra être telle qu'elle n'entravera pas la gestion de ses propres intérêts. Par exemple, elle ne devra pas être forcée à un Zollverein impérial qui, dans les conditions actuelles, serait désastreux pour son avenir économique, à moins que les conditions actuelles ne changent sous l'effet d'une politique résolue qui stimulera et encouragera son développement industriel en dépit du préjudice certain qui en résultera pour de nombreux intérêts commerciaux actuels au sein de l'Empire. Aucun effort ne doit être fait pour imposer à l'évolution indienne, la culture ou les conditions de vie anglaises, ou pour en faire une condition sine qua non de son admission au rang des peuples libres de l'Empire; et aucun effort ne doit être fait pour S'immiscer et empêcher l'Inde de défendre et suivre sa propre culture et de se développer selon son propre caractère. Sa dignité, ses sentiments, ses aspirations nationales doivent être reconnus de plus en plus, en pratique comme en principe. Si ces conditions sont remplies, la sécurité de ses intérêts politiques et économiques et le souci d'une croissance paisible pourraient la retenir au sein de l'Empire, et avec le temps, la partie plus difficile et plus subtile du processus d'unification pourrait s'accomplir plus ou moins rapidement.
      L'unité créée ne pourra jamais prendre la forme d'un empire indo-britannique. C'est là une fiction de l'imagination, une chimère qu'il serait fâcheux de poursuivre au détriment des possibilités réelles. Ces possibilités peuvent être de plusieurs sortes : premièrement, une unité politique solide, scellée par des intérêts communs ; deuxièmement, des échanges commerciaux de bon aloi et une aide industrielle réciproque selon de sains principes ; troisièmement, de nouvelles relations culturelles entre les deux fractions les plus importantes de l'humanité, l'Europe et l'Asie, qui leur permettraient d'échanger ce qu'elles ont chacune de grand et de précieux tels les membres égaux d'une même famille; enfin, au lieu des habituelles associations passées fondées sur le développement politique et économique et sur la gloire militaire (qui ont joué le rôle principal dans la formation des entités nationales), on peut espérer la gloire plus grande d'une association et d'une collaboration étroite pour former une culture nouvelle, riche et diverse, au service d'une humanité plus noble. Tel devrait être certainement le type d'entité supranationale qui pourrait constituer la prochaine étape de l'agrégation progressive de l'humanité.
      Il est évident que cette prochaine étape n'a de valeur et de raison d'être que si, par une démonstration pratique et la création de nouvelles habitudes de sentiment, de nouvelles attitudes mentales et d'une nouvelle vie commune, elle prépare l'unité de toute l'espèce humaine en une seule famille. Sans la vision de ce grand but final, la simple création d'une gigantesque unité impériale ne serait qu'un phénomène vulgaire, et même réactionnaire. La seule édification d'une unité indo-­britannique multicolore,  armée et rangée en ordre de bataille, séparée des autres vastes unités — russe, française, allemande, américaine — par des égoïsmes commerciaux, politiques et militaires, serait une régression et non un progrès. Par conséquent, si ce genre de développement est vraiment appelé à se produire (et nous avons pris l'exemple de l'empire britannique parce qu'il est la meilleure illustration d'un type nouveau possible), ce doit être comme une étape de transition sur le chemin, et avec cet idéal devant nous; c'est dans cette seule mesure que pourront l'accepter ceux dont l'amour de l'humanité n'est pas étouffé par les limitations des vieux patriotismes locaux qui dressent les nations les unes contre les autres. Et encore faut-il supposer que les moyens politiques et administratifs employés seront de ceux qui mènent à l'unité de l'espèce humaine — c'est l'hypothèse douteuse sur laquelle nous nous sommes engagés. Les chances de ce genre de développement sont encore faibles, car le tempérament de l'Inde musulmane, comme celui de l'Inde hindoue, pousse encore irrésistiblement à l'indépendance et, du côté anglais, rien n'a été fait pour mettre en œuvre la possibilité d'un empire fédéré. Il fallait pourtant envisager cette possibilité car il n'est pas absolument impossible qu'en des conditions différentes, une indépendance virtuelle puisse être acceptée au lieu d'une autonomie isolée et séparée. Dans ce cas, ce serait un signe que l'une des étapes de la Nature vers le résultat final conduisait à ce passage. On peut dire en sa faveur que si pareille combinaison de deux peuples et de deux cultures aussi disparates s'avérait possible, la question plus vaste d'une union mondiale commencerait à sembler moins lointaine [3].


[1] Ceci, à condition que l'empire continue d'être victorieux et prospère; condition aussi que la politique étrangère de la Grande-Bretagne ne rende pas les obligations de l'unité fédérée trop irritantes pour les petits membres. (Note de Sri Aurobindo)

[2] La question de l'Égypte a déjà été réglée depuis que ces lignes ont été écrites, et dans un sens opposé à l'union. L'Inde, qui était déjà sur la voie d'un statut libre, l'a maintenant obtenu, quoique ses deux parties séparées aient un moment figuré parmi les Dominions et que l'une d'elles (le Pakistan) adhérera peut-être, pour quelque temps, à ce statut tandis que l'autre (l'Inde), tout en devenant une République indépendante, a adopté une nouvelle formule d'adhésion au Commonwealth. (Note de Sri Aurobindo)

[3] Comme il était pratiquement inévitable tout du long, les événements ont pris une tournure différente ; mais cette partie du chapitre a été laissée telle quelle parce que l'examen de la possibilité d'un empire fédéré était néces­saire à notre thème. Que cette possibilité d'expérience n'ait pu se concrétiser si peu que ce soit, montre bien que ce stade intermédiaire de la progres­sion vers une union mondiale totale, présente des difficultés qui la rendent presque impossible. L'empire fédéré envisagé à été remplacé par des agglo­mérats tels le Commonwealth, l'Union Soviétique, ou par des possibilités du genre des États-Unis d'Europe et autres combinaisons continentales comme celles qui se préparent entre les deux Amériques et qui peuvent devenir un jour applicables à l'Asie. (Note de Sri Aurobindo)


Sri Aurobindo -L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE-
CHAPITRE VIII, Le problème d'un empire fédéré hétérogène



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