Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo La philosophie et la pensée des Grecs

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

La philosophie et la pensée des Grecs



   

Heraclitus

7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917 

par Sri Aurobindo 


 I

      La philosophie et la pensée des Grecs sont peut-être le plus puissant stimulant intellectuel, la clarté la plus fructueuse que le monde ait jamais connus. La philosophie indienne, à ses débuts, était intuitive, elle incitait plutôt à une vision plus pénétrante des choses. Rien n'a jamais été conçu qui soit plus exalté et plus profond, qui révèle mieux les abîmes et les sommets, qui ouvre plus puissamment des perspectives illimitées, que le Verbe divin et inspiré, le mantra du Véda et du Védânta. Quand cette philosophie devint intellectuelle, précise et prit pour base la raison humaine, elle devint aussi rigidement logique, amoureuse de fixité et de systématisation, désireuse d'une sorte de géométrie de la pensée. L'esprit grec ancien avait au contraire une sorte de précision fluide, une logique qui cherchait avec souplesse ; ses traits dominants étaient sa perspicacité et l'acuité de son intellect, et c'est parce qu'il possédait cette puissance qu'il détermina tout le caractère et toute l'étendue de la pensée européenne ultérieure. Et il n'est pas de penseur grec plus stimulant que le philosophe Héraclite, dans ses aphorismes. Héraclite pourtant conserve cette faculté stimulative intellectuelle plus moderne et lui ajoute quelque chose de l'antique vision psychique, de la vision et de la parole intuitives des anciens mystiques. On trouve chez lui la tendance au rationalisme, mais pas encore cette fluide clarté de l'esprit raisonnant qui fut la création des sophistes.

      M. R. D. Ranade* vient de publier sur la philosophie d'Héraclite un petit traité qui, d'après la pagination, semble extrait d'un ouvrage plus important, nous ne savons lequel. On voudrait espérer qu'il est tiré d'une série d'essais sur des philosophes ou d'une histoire de la philosophie. Une telle œuvre venant de ce grand écrivain, de ce grand savant, aurait de toute façon une valeur inestimable. Le professeur Ranade possède en effet à un suprême degré le don rare d'expliquer à la fois simplement et exactement ; mais il possède autre chose encore : il peut donner un intérêt captivant à des sujets comme la philologie et la philosophie qui, pour le lecteur moyen, semblent ingrats, difficiles, secs et rebutants. A la clarté lumineuse, à la lucidité et au charme de l'expression, il allie une égale et juste clarté de présentation, le tout de cette manière parfaite qui est naturelle à la langue et à l'esprit des Grecs et des Français, mais qui est rare en anglais. Dans ces dix-sept pages, il a présenté la pensée du vieil Éphésien énigmatique avec une clarté et une plénitude qui nous laissent enchantés, éclairés et satisfaits.

Sur un ou deux points délicats, je serais disposé à ne pas souscrire à ses conclusions. Il rejette catégoriquement l'opinion de Pfleiderer qui considère Héraclite comme un mystique, opinion certainement exagérée, et même fausse sous la forme sous laquelle elle est exposée. Il semble cependant que derrière cette conception erronée il y ait une certaine vérité. Les injures qu'adresse Héraclite aux Mystères de son temps ne sont pas très concluantes à cet égard ; ce qu'il vilipende, en effet, ce sont les aspects de magie obscure, d'extase physique, d'excitation sensuelle, que les Mystères avaient revêtus dans quelques-unes au moins des dernières phases de leur évolution, à mesure que s'aggravait le processus de dégénérescence qui, un siècle plus tard, devait faire des mystères d'Éleusis eux-mêmes une cible pour les dangereuses railleries d'Alcibiade et de ses compagnons. Ce dont il se plaint, c'est que les rites secrets tenus par le peuple dans une vénération ignorante et superstitieuse « mysticifient de façon impie ce que les hommes tiennent pour des mystères ». Il se révolte contre l'obscurité dans laquelle l'extase dionysiaque aborde les secrets de la nature ; mais il y a un mysticisme apollonien et lumineux aussi bien qu'un mysticisme dionysiaque ténébreux et parfois dangereux ; il y a dans la mystique tantrique une voie de la main droite (dakshina) aussi bien qu'une voie de la main gauche (vâma). Bien qu'il ne prenne part à aucune espèce de rite ou de mômerie et qu'il ne leur accorde aucune approbation, Héraclite nous frappe cependant comme étant un fils — intellectuellement tout au moins — des mystiques et du mysticisme, quoique peut-être un enfant rebelle dans la maison de sa mère. Il a quelque chose du style mystique, quelque chose de cette intuition apollonienne qui pénètre les secrets de l'existence.

    Certainement, comme le dit M. Ranade, ce qui n'est qu'aphorisme n'est pas mysticisme ; aphorisme et épigramme sont assez souvent, peut-être même généralement, un effort condensé, un effort fécond de l'intellect. Mais le style d'Héraclite, tel que M. Ranade lui-même le décrit, n'est pas qu'aphoristique et épigrammatique. Il est aussi hermétique, et ce dernier caractère n'est pas seulement l'obscurité volontaire d'un penseur intellectuel qui recherche une condensation excessive de ses pensées ou qui veut charger ces pensées d'idées évocatrices trop comprimées. Il est énigmatique selon le style mystique, à la façon dont la pensée mystique cherchait à exprimer l'énigme de l'existence dans le langage même de l'énigme. Quel est par exemple ce « Feu toujours vivant » dans lequel il trouve la substance première et impérissable de l'univers et qu'il identifie tour à tour avec Zeus et avec l'éternité ? Que devons-nous comprendre par « la foudre qui donne à toute chose sa direction » ? Interpréter ce feu comme une simple force matérielle de chaleur et de flamme ou simplement comme une métaphore désignant l'être qui est éternel devenir serait, me semble-t-il, méconnaître le caractère des paroles d'Héraclite. Elles comprennent à la fois ces deux idées et tout ce qui les relie. Mais alors nous sommes immédiatement ramenés à la langue et à la démarche de pensée des Védas ; cela nous rappelle le Feu védique, qui est chanté dans les hymnes comme l'édificateur des mondes, le secret Immortel dans les hommes et dans les choses, la périphérie des dieux, Agni qui « devient » tout autour des autres immortels, qui lui-même devient et contient tous les dieux ; cela nous rappelle le foudre védique, ce feu électrique, le Soleil qui est la vraie Lumière, l'Œil, l'arme miraculeuse des divins pionniers Mitra et Varuna. C'est le même style hermétique, la même manière concise et riche de penser. Bien que les conceptions ne soient pas identiques, il y a là une parenté évidente.

      La langue mystique a toujours l'inconvénient de vite devenir obscure, incompréhensible ou même trompeuse pour ceux qui n'en possèdent pas le secret — et pour la postérité elle devient une énigme. M. Ranade nous dit qu'il est impossible de savoir ce que pensait Héraclite lorsqu'il écrivait : « Les dieux sont des mortels, les hommes des immortels. » Mais est-ce vraiment impossible si nous n'isolons pas ce penseur des conceptions anciennes des mystiques ? Le rishi védique, lui aussi, invoque l'Aurore : « 0 toi qui es déesse et humaine ! » Dans le Véda, on appelle constamment les dieux « hommes » et il est traditionnel d'employer les mêmes termes pour désigner les hommes et les immortels. L'immanence en l'homme de l'immortel principe et la descente des cieux dans le jeu de la mortalité forment presque l'idée fondamentale des mystiques. De même Héraclite semble reconnaître l'unité inextricable de l'éternel et du transitoire — ce qui est à jamais et pourtant semble n'exister que dans cette lutte et ce changement qui sont un continuel mourir. Les dieux se manifestent comme des choses qui sans cesse changent et périssent ; et l'homme est en principe un être éternel. Ce n'est pas qu'Héraclite débite des antithèses stériles ; sa méthode consiste en un exposé d'antinomies et une ébauche de leur réconciliation dans les termes mêmes de leur opposition. Ainsi, quand il dit que le nom de l'arc (bios) est vie (bios), mais que son œuvre est mort, il n'a certainement pas l'intention de faire un vain jeu de mots ; il parle de ce principe de guerre, père de tout et roi de tout, qui fait de l'existence cosmique en apparence un processus de vie, mais en réalité un processus de mort. Les Upanishads avaient saisi la même vérité lorsqu'elles déclaraient que la vie est le domaine du Roi de la mort, la décrivaient comme le contraire de l'immortalité et disaient même qu'ici-bas toute vie, toute existence fut d'abord créée par la mort pour lui servir de nourriture.

      Si nous ne tenons compte du caractère fécond et du langage d'Héraclite, nous risquons de rendre stérile sa pensée en la prenant dans un sens trop littéral. Héraclite fait l'éloge de l' « âme sèche » comme étant la meilleure et la plus sage, mais il dit que les âmes ont du plaisir et du contentement à devenir « humides ». Ce penchant de l'âme à rechercher son plaisir naturel dans une sorte d'amollissement que baigne le fumet du vin doit être réprimé, car Dionysos, le dieu du vin, et Hadès, seigneur de la mort, seigneur des mondes inférieurs obscurs, ne sont qu'une seule et même divinité. M. Ranade voit dans ce panégyrique de l'âme sèche un éloge de la lumière sèche de la raison ; il y trouve une preuve qu'Héraclite fut un rationaliste et non un mystique, et pourtant, chose étrange, il prend les expressions parallèles et opposées sur l'âme humide et sur Dionysos dans un sens matériel et complètement différent, comme étant une désapprobation morale de l'usage du vin. Il ne peut assurément pas en être ainsi. Héraclite ne peut pas désigner par « âme sèche » la raison d'un homme sobre et par « âme humide » le manque de raison ou l'égarement d'un ivrogne, et quand il nous dit que Dionysos et Hadès ne font qu'un, ce n'est pas uniquement pour nous avertir que le vin est funeste à la santé ! Il emploie évidemment ici, comme toujours, un langage figuré et symbolique parce qu'il veut transmettre une pensée profonde pour laquelle le langage ordinaire lui semble trop pauvre et trop superficiel.

      Héraclite emploie le vieux langage des Mystères, quoique d'une façon personnelle et nouvelle, et pour ses propres fins, quand il parle de Hadès et de Dionysos, du Feu toujours vivant et des Furies, ou des auxiliaires de la Justice qui surprendront le Soleil s'il dépasse sa mesure. Nous le comprenons mal si nous ne voyons dans ces noms des dieux que les significations étroites et superficielles que leur donne la religion populaire mythologique. Quand Héraclite parle de l' « âme sèche » et de l' « âme humide », c'est à l'âme et non à l'intellect qu'il pense, psyche et non pas nous. Psyche correspond à peu près à chetas ou chitta de la psychologie hindoue, et nous à buddhi. L' « âme sèche » du penseur grec serait la « conscience du coeur » purifiée, shuddha chitta, des psychologues hindous, qui y trouvaient par leur expérience la première base d'un intellect purifié, vishuddha buddhi. L' « âme humide » est celle qui se laisse troubler par le vin impur de l'extase sensuelle, de l'excitation émotive, par une impulsion et une inspiration obscures qui ont leur source dans un monde inférieur ténébreux. Dionysos est le dieu de ce délire d'ivresse, le dieu des mystères bachiques, « des promeneurs dans la nuit, des mages, des bacchantes, des mystiques », et c'est pourquoi Héraclite dit que Dionysos et Hadès ne font qu'un. Inversement, l'adoration extatique sur le sentier hindou de bhakti reproche à celui qui cherche exclusivement par la voie de la discrimination intellectuelle sa « connaissance sèche », et il emploie ainsi l'épithète d'Héraclite, mais en lui donnant un sens péjoratif et non louangeur.

      Ne tenir aucun compte de l'influence exercée par la pensée mystique et par ses méthodes d'expression de soi sur les conceptions intellectuelles des Grecs depuis Pythagore jusqu'à Platon serait dénaturer l'évolution historique de l'esprit humain. Cette pensée humaine fut d'abord enveloppée dans le style et la discipline symboliques, intuitifs et ésotériques des mystiques — voyants védiques et védântiques, maîtres cachés des mystères orphiques, prêtres égyptiens. Elle se dégagea de ce voile pour suivre une voie de philosophie métaphysique en rapports avec les mystiques par la source de ses idées fondamentales, son style aphoristique et hermétique du début, son effort pour s'emparer directement de la vérité par une vision intellectuelle plutôt que pour y arriver par la raison raisonnante, mais qui resta cependant intellectuelle dans sa méthode et dans son but. C'est dans l'Inde la première période des darshanas, en Grèce celle des premiers penseurs intellectuels. Ensuite déferla le rationalisme philosophique, dans l'Inde Bouddha ou les bouddhistes et les philosophes logiciens, en Grèce les sophistes et Socrate avec toute leur splendide lignée. En vérité la méthode intellectuelle ne commence pas avec eux, mais c'est en eux qu'elle se trouva pleinement et atteignit sa maturité. Héraclite appartient à la période de transition et non à l'apogée de la raison ; il est même le représentant le plus caractéristique de cette période. D'où son style hermétique, sa pensée concise et lourde de sens, et la difficulté que nous éprouvons à tirer au clair ce qu'il veut dire et à le rationaliser entièrement. La méconnaissance des mystiques, qui sont nos premiers pères, pûrve pitarah, est la grande faiblesse que présente l'exposé moderne de l'évolution de notre pensée.



Sri Aurobindo, Héraclite, chp. I, Arya, 12.1916

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