Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo Le problème de l'unification de l'humanité

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Le problème de l'unification de l'humanité


Le problème de l'unification de l'humanité se ramène à deux difficultés distinctes. D'une part, il est douteux que les égoïsmes collectifs déjà créés au cours de l'évolution naturelle de l'humanité puissent à l'heure actuelle être suffisamment atténués ou abolis et qu'une unité même extérieure puisse fermement s'établir sous une forme effective. D'autre part, même si pareille unité extérieure pouvait s'établir, il est également douteux qu'elle puisse se faire sans être payée du double écrasement de la liberté de vie de l'individu et de la liberté de jeu des diverses unités collectives déjà créées où existe une vie réelle et active, et sans substituer à celles-ci, une organisation d'État qui mécaniserait l'existence humaine. Outre ces deux incertitudes, il en est une troisième. Une unité vraiment vivante peut-elle s'accomplir par une simple unification économique, politique et administrative ? Ne devrait-elle pas être précédée, au moins, d'un solide commencement d'unité morale et spirituelle ? Pour suivre l'ordre logique, c'est la première question qu'il faut traiter en premier.
  Au stade actuel du progrès humain, la nation représente la principale unité collective vivante de l'humanité. Des empires existent, mais ce sont encore des unités politiques et non des unités réelles ; leur vie ne vient pas du dedans et ils doivent leur persistance à une force imposée à leurs éléments constituants, ou à quelque commodité politique ressentie ou consentie par leurs éléments constituants et favorisée par le monde extérieur. Pendant longtemps, l'Autriche était l'exemple classique de ce genre d'empire ; c'était une commodité politique favorisée par le monde extérieur, consentie jusqu'à une époque récente par ses éléments constituants, et soutenue par la force d'un élément central, germanique, qui s'incarnait en la dynastie des Habsbourg, et auquel s'est ajouté depuis peu l'aide active de son partenaire magyar. Si la commodité politique d'un empire de ce genre disparaît, si les éléments constituants lui retirent leur consentement et sont entraînés par une force centrifuge plus puissante, et si, en même temps, le monde extérieur ne favorise plus la combinaison, alors la force reste l'unique agent d'une unité artificielle. En fait, une nouvelle commodité politique avait surgi, à laquelle l'existence de l'Empire autrichien était utile, même quand il souffrait déjà de cette tendance dissolvante, mais cette "commodité" était l'idée germanique, qui était très incommode pour le reste de l'Europe, et en la servant, l'Autriche s'est privée du consentement d'importants éléments constituants qui se sont sentis attirés par d'autres combinaisons en dehors de la formule autrichienne. Dès lors, l'existence de l'Empire autrichien était en péril et ne reposait plus sur une nécessité intérieure mais, en premier lieu, sur la puissance de l'association austro-hongroise qui pouvait écraser les nations slaves de l'intérieur, et, en second lieu, sur la puissance et la domination persistante de l'Allemagne et de l'idée germanique en Europe; autrement dit, sur la seule force. Il est vrai qu'en Autriche, la faiblesse d'une unité de forme impériale était singulièrement évidente et ses conditions particulièrement outrées, mais il n'en reste pas moins que ces conditions sont les mêmes pour tous les empires qui ne sont pas en même temps des unités nationales. Il n'y a pas si longtemps, la plupart des penseurs politiques sentaient fortement la possibilité d'une dissolution automatique de l'Empire britannique par un détachement spontané des colonies, en dépit des liens étroits de race, de langue et d'origine qui auraient dû les lier à la mère patrie. Et ceci, parce que la commodité politique d'une unité impériale, bien qu'elle fût avantageuse pour les colonies, n'était pas suffisamment appréciée et qu'en outre, il n'existait pas de principe vivant d'unité nationale. Les Australiens et les Canadiens commençaient à se considérer comme de nouvelles nations séparées bien plus que comme des membres d'une nationalité britannique élargie. Sur ces deux points, les choses ont maintenant changé ; une formule, plus large a été découverte [1], et, pour le moment, l'Empire britannique est relativement plus fort.
  Cependant, pourquoi, peut-on se demander faire cette distinction entre une unité politique et une unité réelle quand le nom, le mode et la forme sont les mêmes ? La distinction s'impose parce qu'elle est de la plus grande utilité pour une science politique vraie et profonde, et qu'elle entraîne des conséquences de la plus grande importance. Quand un empire comme l'Autriche, qui était un empire non national, est démembré, il périt pour de bon ; il ne tend pas spontanément à recouvrer une unité extérieure, parce qu'il n'avait pas d'unité intérieure réelle : c'était seulement un agrégat politiquement fabriqué. Par contre, une unité nationale réelle, même si elle est brisée par les circonstances, gardera toujours tendance à recouvrer et à réaffirmer son unité. L'Empire grec a fini comme tous les empires, mais la nation grecque, après de nombreux siècles d'inexistence politique, possède à nouveau un corps qui lui est propre, parce qu'elle avait conservé son ego distinct, et donc qu'elle existait réellement sous la domination turque qui le recouvrait. Il en a été de même de toutes les races soumises au joug turc, car cette puissante suzeraineté, si dure à certains égards, n'a jamais essayé de détruire les caractères nationaux ni d'y substituer une nationalité ottomane. Ces nations ont ressuscité et se sont reconstituées, ou essayent de se reconstituer, dans la mesure où elles ont conservé leur vrai sens national. L'idée nationale serbe a cherché à regagner, et a regagné, tous les territoires serbes ou de prédominance serbe. La Grèce essaye de se reconstituer sur le continent et dans ses îles, ses colonies asiatiques, mais elle ne peut plus reconstituer maintenant l'ancienne Grèce puisque même la Thrace est bulgare plutôt qu'hellénique. L'Italie est redevenue une unité extérieure après tant de siècles parce qu'elle n'avait jamais cessé d'être un seul peuple, même quand elle n'était plus un État.
  Cette vérité de l'unité réelle est si forte que même les nations qui, dans le passé, n'avaient jamais réalisé leur unification extérieure — des nations auxquelles le Destin, les circonstances et leur propre tempérament étaient contraires, des nations pleines de forces centrifuges et aisément subjuguées par des invasions étrangères — ont toujours nourri en même temps une force centripète qui, inévitablement, les poussait à une unité organisée. La Grèce ancienne s'accrochait à ses tendances séparatistes, à ses cités et ses États régionaux indépendants, ses petites autonomies en détestation mutuelle; mais la force centripète restait toujours là, se manifestant par des ligues, des associations d'États, des suzerainetés comme celles de Sparte et d'Athènes. Finalement, elle s'est retrouvée elle-même, d'abord imparfaitement et temporairement sous la domination macédonienne, puis en des circonstances assez étranges par la transformation du monde romain oriental en un Empire grec et byzantin, puis encore une fois elle s'est remise à vivre dans la Grèce moderne. De nos jours, nous avons vu l'Allemagne, constamment désunie depuis les temps anciens, retrouver finalement et pousser à de sinistres conclusions son sens inné de l'unité, qui s'est formidablement incarné dans l'Empire des Hohenzollern et a persisté jusqu'après la chute de celui-ci en une République fédérale. Il ne serait pas surprenant, non plus, pour ceux qui étudient l'action des forces sans s'arrêter au seul cours des circonstances extérieures, que l'un des résultats encore lointains de la guerre [2] soit le fusionnement du seul élément germanique encore laissé en dehors, l'élément austro-allemand, au sein du bloc germanique, bien que, peut-être, sous une forme qui ne sera pas nécessairement celle de l'hégémonie prussienne ni de l'Empire des Hohenzollern [3]. Ces deux exemples historiques, comme tant d'autres (l'unification de l'Angleterre saxonne, celle de la France médiévale, la formation des États-Unis d'Amérique), montrent qu'il existait une unité réelle, une entité psychologique distincte, qui tendait inévitablement à une unification extérieure, d'abord d'une façon ignorante sous la pression subconsciente de son être, puis par un éveil soudain, ou graduel, du sens de l'unité politique. C'est l'âme distincte du groupe qui est poussée par une nécessité intérieure et se sert des circonstances extérieures pour se constituer en un corps organisé.
Mais l'exemple le plus frappant de l'histoire est l'évolution de l'Inde. Nulle part ailleurs les forces centrifuges n'ont été si fortes, nombreuses, complexes, obstinées. Le temps qu'a pris l'évolution a été simplement prodigieux et les désastreuses vicissitudes à travers lesquelles elle a dû s'édifier, furent effroyables. Et cependant, à travers tout, l'inévitable tendance a agi constamment, opiniâtrement, avec cette obstination pesante, obscure, indomptable, acharnée, qui est celle de la Nature quand ses desseins instinctifs sont contrecarrés par l'homme ; et finalement, après une lutte qui a duré des millénaires, elle a triomphé. Et comme il arrive d'habitude quand la Nature est ainsi contrariée par son propre matériau mental et humain, ce sont les circonstances les plus adverses que l'ouvrière subconsciente transforme en ses instruments les plus heureux. Les débuts de la tendance centripète en Inde remontent aux temps les plus anciens rapportés par la chronique et sont typiquement représentés par l'idéal du saturât ou du chakravartî râdiâ et par l'utilisation militaire et politique des sacrifices ashvamédha et râdjasoûya [4] . Les deux grandes épopées nationales [5] pourraient presque avoir été écrites pour illustrer ce thème, car l'une raconte l'établissement d'un dharmarâdjya unificateur, ou règne impérial de justice, et l'autre commence par la description idéalisée d'un empire de ce genre qui aurait existé autrefois dans l'ancien passé sacré du pays. L'histoire politique de l'Inde est faite d'une succession d'empires indigènes et étrangers, chacun détruit par des forces centrifuges, mais chacun amenant la tendance centripète plus près de son émergence triomphante. Et il est significatif que plus la domination était étrangère, plus grande était la force d'unification du peuple asservi. C'est là, toujours, un signe certain que l'entité nationale essentielle est déjà vivante et qu'une vitalité nationale indissoluble existe, rendant inévitable l'émergence de la nation organisée. Dans le cas particulier de l'Inde, nous constatons qu'il a fallu plus de deux mille ans pour convertir cette unité psychologique, base de la nationalité, en une unité extérieure organisée capable de l'incarner parfaitement, et elle n'est pas encore complète [6]. Et cependant, l'essentiel étant là, ni les retards et les difficultés les plus formidables, ni la plus opiniâtre incapacité d'union dans le peuple, ni les chocs les plus désintégrateurs venus du dehors, ne peuvent prévaloir contre l'obstination de la nécessité subconsciente. Ceci n'est que l'illustration extrême d'une loi générale.

[1] La formation du Commonwealth. (Note de l'éditeur)
[2] (1914-1918)
[3] Cette possibilité s'est réalisée pendant un temps [avec Hitler], mais par des moyens et en des circonstances qui ont rendu inévitables le réveil du sentiment national autrichien et de son existence nationale distincte. (Note de Sri Aurobindo)
[4] Il semble qu'il y ait eu un culte du "monarque universel" (chakravartî râdjâ) dans l'Inde ancienne. Le symbole de la roue (chakra), dont tous les rayons sont joints au centre, se retrouve dans les Védas : "La roue du Soleil de Vérité" (ekam chakram) qui s'étendait sur toute la terre, avec, au centre, un monarque solaire. L'ancien sacrifice ashvamédha fut politiquement et mili­tairement utilisé par de puissants rois de l'Inde ancienne. Il consistait à lâcher pendant un an un cheval dûment consacré, et toutes les terres par­courues par ce cheval tombaient sous l'autorité du roi, à moins qu'un autre roi plus puissant ne pût s'opposer à cette expansion. Ainsi, peu à peu, le royaume s'étendait dans toutes les directions et le roi était consacré empe­reur (samrât) par le sacrifice du râdjasoûya. (Note de l'éditeur)
[5]Le Râmâyana et le Mahâbhârata. (Note de l'éditeur)
[6] Mais il faut se souvenir que la France, l'Allemagne et l'Italie moderne ont pris chacune un ou deux milliers d'années, et plus, pour se former et établir une unité solide. (Note de Sri Aurobindo)

Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie
CHAPITRE V
Nation et empire :
unités réelles et unités politiques

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