Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo Le choc des cultures

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Le choc des cultures

    Les nations européennes ont étendu leurs empires selon la vieille méthode romaine de conquête et de colonisation mili­taires, abandonnant en grande partie le principe pré-romain de simple suzeraineté ou d'hégémonie tel qu'il était pratiqué par les rois assyriens et égyptiens, par les Etats indiens, les Cités grecques. Mais parfois aussi, le principe de suzeraineté fut utilisé sous forme de protectorat, pour préparer une occupa­tion par des moyens plus normaux. Les colonies n'ont pas été du type romain pur, mais d'un type mixte, carthaginois et romain, civil et militaire, et les colons, comme chez les Ro­mains, jouissaient de droits civiques supérieurs à ceux de la population indigène, mais en même temps, et beaucoup plus que chez les Romains, les colonies étaient faites pour l'exploi­tation commerciale. C'est l'établissement anglais en Ulster qui se rapproche le plus du type romain, et le vieux principe romain d'expropriation a été systématiquement mis en oeuvre par les Allemands en Pologne. Mais ce sont là des exceptions et non la règle.
    Une fois le territoire occupé et la conquête assurée, les na­tions modernes se sont heurtées à une difficulté qu'elles n'ont pas pu surmonter comme les Romains l'avaient fait : la diffi­culté de déraciner la culture indigène et, avec elle, le sentiment de séparatisme indigène. Tous ces empires ont commencé par avoir l'idée d'imposer leur culture avec leur drapeau, d'abord par simple intérêt de conquérant et comme un complément nécessaire au fait de la domination politique, pour donner plus de sécurité à sa permanence, mais ensuite, quelque peu pha­risaïquement, avec l'intention consciente de conférer aux races "inférieures" le bénéfice de la civilisation. On ne peut pas dire que cette tentative ait nulle part été très heureuse. C'est ce que l'on a tenté en Irlande avec une impitoyable perfection, mais, bien que la langue irlandaise eût été proscrite, sauf dans les landes du Connaught, et que tous les signes distinctifs de la vieille culture irlandaise eussent disparu, la nationalité persécu­tée s'est accrochée à tous les moyens de distinction possibles, si petits fussent-ils : sa religion catholique, sa race et son carac­tère national celtes — même en s'anglicisant, elle a refusé de devenir anglaise. Le retrait ou le simple relâchement de la pression étrangère, a amené un violent retour en arrière et un essai pour ressusciter la langue gaélique, reconstituer le vieil esprit et la culture celtiques. Les Allemands n'ont pas réussi à prussianiser la Pologne, ni même les Alsaciens, bien que ces derniers leur fussent apparentés et parlassent la même langue. Les Finnois sont restés irréductiblement finlandais en Russie. La bénigne méthode autrichienne a laissé les Polonais d'Au­triche aussi polonais que leurs frères opprimés de la Posnanie allemande. Par suite, les esprits ont commencé à sentir de plus en plus la futilité de cette tentative et la nécessité de laisser libre l'âme de la nation sujette, en bornant l'action de l'État souverain à la mise en vigueur de nouvelles conditions admi­nistratives et économiques, avec quelques changements sociaux et culturels dans la mesure où ils pouvaient être acceptés libre­ment et s'instaurer par l'éducation et la force des circonstances.
    À la vérité, les Allemands, qui étaient nouveaux et inex­périmentés dans les méthodes impériales, se sont accrochés à la vieille idée romaine d'assimilation et ils ont tenté de l'ap­pliquer par des moyens à la fois romains et non romains. Ils ont même eu tendance à remonter plus loin que les César de jadis, jusqu'aux méthodes d'expulsion et de massacre prati­quées par les Juifs en terre de Chanaan et les Saxons dans l'Est de la Grande-Bretagne. Mais comme, après tout, ils étaient modernisés et avaient un certain sens des avantages et des nécessités économiques, ils n'ont pas pu pratiquer à fond cette politique, du moins en temps de paix. Pourtant, ils ont insisté sur la vieille méthode romaine, ils ont cherché à substituer à la langue et à la culture indigènes, celles de l'Allemagne et, quand une pression pacifique n'y suffisait pas, ils ont essayé par la force. Pareille tentative est vouée à l'échec; au lieu d'amener l'unité psychologique qui est son but, elle réussit seulement à accentuer l'esprit national et à implanter une haine enracinée et invincible, dangereuse pour l'empire, qui peut même le dé­truire si les éléments contraires ne sont pas trop rares ni trop faibles. Or, s'il est impossible d'oblitérer en Europe des cul­tures hétérogènes dont les différences n'expriment que les variantes d'un type commun et où les éléments à dompter sont petits et faibles, il n'en est évidemment pas question pour les empires qui doivent faire face aux grandes masses asiatiques et africaines enracinées depuis des siècles dans une culture natio­nale ancienne et bien formée. Si une unité pychologique doit être créée, elle le sera par d'autres moyens.
    Le choc des différentes cultures ne s'est pas atténué mais plutôt accentué dans les conditions du monde moderne. Pour­tant, la nature du choc, les fins auxquelles il tend, les moyens d'atteindre le plus sûrement ces fins, ont profondément changé. La terre, est maintenant en passe d'enfanter une civilisation unique, vaste, flexible, commune à l'espèce humaine tout en­tière, . où chaque culture moderne et ancienne fournira sa contribution, où chaque agrégat humain clairement défini ap­portera un élément de variation nécessaire. Dans la poursuite de ce but, il y aura nécessairement une certaine lutte pour la vie. Sera le plus apte à survivre, tout ce qui servira le mieux les tendances voulues par la Nature dans l'humanité, non seule­ment celles du moment, mais celles qui ressusciteront du passé et celles encore informes de l'avenir. Survivra également, tout ce qui pourra le plus efficacement aider les forces de libération et de synthèse, tout ce qui tendra le mieux à adapter et à ajuster, à révéler le sens caché des efforts de la Grande Mère. Mais dans cette lutte, la violence militaire et les pressions poli­tiques n'aident pas au succès, bien au contraire. Bonne ou mauvaise, la culture allemande faisait de rapides conquêtes à travers le monde avant que les dirigeants de l'Allemagne fussent assez malavisés pour éveiller par la violence armée, la force latente des idéaux opposés. Même maintenant, l'essentiel de cette culture — l'idée d'État et l'organisation étatique de la vie de la. communauté, conceptions communes à l'impérialisme et au socialisme allemands - a beaucoup plus de chances de réussir par la défaite de l'impérialisme allemand dans la guerre que par sa victoire dans une lutte brutale.
    Ce changement de mouvement et d'orientation des tendances mondiales suggère une loi d'échanges mutuels et d'adaptation; elle annonce l'émergence d'une nouvelle naissance au point de rencontre de ces nombreux éléments disparates. Seuls, parmi ces agrégats impériaux, ont des chances de réussir et finale­ment de durer, ceux qui reconnaissent la loi nouvelle et y adaptent leur organisation. Il est vrai que les forces contraires peuvent remporter des victoires immédiates et faire violence à la loi ; mais l'histoire a montré à maintes reprises que pareil succès du présent se paye de tout l'avenir de la nation. Le développement des communications et l'élargissement des con­naissances avaient déjà commencé à faire reconnaître la vérité nouvelle. On avait commencé à admettre la juste valeur des variations, et les vieilles prétentions arrogantes de telle ou telle culture à s'imposer et à écraser toutes les autres, étaient en train de perdre de leur force et de leur morgue, quand, sou­dain, la vieille croyance périmée a bondi, armée du glaive alle­mand, pour s'affirmer avant de mourir, si elle le pouvait. Le seul résultat a été de donner une force accrue et une place honorable à la vérité qu'elle voulait nier. L'importance des petites nations — Belgique, Serbie — comme unités cultu­relles dans l'ensemble européen, a même été élevée à la hau­teur d'un dogme, ou peu s'en faut. La reconnaissance de la valeur des cultures asiatiques, autrefois confinée aux penseurs, érudits et artistes, s'est maintenant répandue dans la mentalité populaire avec les camaraderies de champ de bataille. La théo­rie des races "inférieures" (l'infériorité ou la supériorité se mesurant d'après notre propre forme de culture) a reçu ce qui pourrait bien être le coup de grâce. La semence d'un nouvel ordre de choses s'est rapidement répandue dans la mentalité consciente de l'espèce.
    Dans cette phase nouvelle, le choc des cultures se révèle plus clairement au point où l'Européen et l'Asiatique se ren­contrent. La culture française en Afrique du Nord, la culture anglaise en Inde, cessent aussitôt d'être française ou anglaise et deviennent simplement la civilisation commune de l'Europe devant la civilisation asiatique. Il ne s'agit plus d'une domina­tion impériale s'appliquant à consolider ses positions par voie d'assimilation, mais d'une discussion de continent à continent. Le mobile politique sombre dans l'insignifiance, l'intérêt mondial prend sa place. Et dans cette confrontation, il n'est plus question d'une civilisation européenne sûre d'elle-même qui offre sa lumière et ses bienfaits à une Asie serai-barbare, la­quelle accepte avec reconnaissance une transformation béné­fique. Même le malléable Japon, une fois passé le premier enthousiasme, a conservé tout ce qui était fondamental dans sa culture; partout ailleurs, le flot européen s'est heurté à l'oppo­sition d'une force et d'une voix intérieures qui criaient halte-là à son élan victorieux* . En dépit de certaines interrogations et de certains scrupules, l'Orient dans son ensemble consent (et s'il ne consent pas, s'y trouve forcé par les circonstances et par la tendance générale de l'humanité) à accepter les éléments réellement valables de la culture européenne moderne : sa science, sa curiosité, son idéal d'éducation et de relèvement universels, son abolition des privilèges, sa tendance démocra­tique élargissante et libéralisante, son instinct de liberté et d'égalité, son appel à la démolition des formes étroites et oppressives, son besoin d'air, d'espace, de lumière. Mais passé un certain point, l'Orient refuse d'aller plus loin, et ce point coïncide justement avec les données les plus profondes et les plus essentielles pour l'avenir de l'humanité : celles de l'âme et celles des profondeurs du mental et du caractère. Ici encore, tout suggère, non pas un remplacement ou une conquête, mais une compréhension et des échanges réciproques, une mutuelle adaptation, une formation nouvelle.
     La vieille idée n'est pas tout à fait morte et ne mourra pas sans une dernière lutte. Il se trouve encore des gens pour rêver d'une Inde christianisée et qui pensent que la langue anglaise doit remplacer les langues indigènes, ou du moins les domi­ner définitivement, que la condition préalable à toute égalité de statut entre Européens et Asiatiques est l'adoption des formes et des manières sociales européennes. Mais ceux-là appartiennent en esprit à une génération passée, ils ne peuvent pas reconnaître les signes dé l'heure annonçant une ère nou­velle. Le christianisme, par exemple, n'a réussi que là où il pouvait mettre en pratiqué, ses quelques traits manifestement supérieurs: son empressement à se pencher pour relever les déchus et les opprimés (tandis que l'hindou, enfermé dans le monde des castes, se refusait à toucher ou à secourir) et sa grande promptitude , soulager dans le besoin ; en un mot, la compassion active la bienfaisance qu'il a héritées de son père le bouddhisme. Là où il n'a pas pu utiliser ce levier, il a totalement échoue, et ce levier même, il peut facilement le perdre, car l'âme de l'Inde, réveillée par le nouveau choc, commence à retrouver ses tendances perdues. Les formes sociales du passé sont en train de changer partout où elles ne s'accordent plus aux conditions et aux idées politiques et économiques nouvelles, partout où elles sont incompatibles avec un grandissant besoin de liberté et d'égalité ; mais tous les signes indiquent que c'est essentiellement une nouvelle société asiatique, élargie et libéralisée, qui émergera de ce travail d'enfantement. Les signes sont partout les mêmes, partout les forces travaillent dans le même sens. Ni la France ni l'Angleterre n'ont le pouvoir de détruire et de remplacer la culture islamique en Afrique ou la culture indienne en Inde; et d'ailleurs, rapidement ou lentement, elles en perdent le goût. Tout ce qu'elles peuvent faire, c'est de donner le meilleur d'elles-mêmes afin qu'il soit assimilé suivant les besoins et l'esprit intérieur des vieilles nations.
    Il était nécessaire de s'étendre sur cette question, car elle est vitale pour l'avenir de l'impérialisme. Le remplacement de la culture locale par une culture impériale, et autant que possible de la langue locale par celle du conquérant, était essentiel à la vieille théorie impériale; mais à partir du moment où ce n'est plus possible et où le désir même de cette substitution est répudié comme impraticable, le vieux modèle romain d'empire perd toute valeur pour la solution de notre problème. La leçon romaine laisse quelque chose de valable, en particulier les grands traits caractéristiques qui font l'essence de l'impérialisme et qui donnent un sens à l'empire ; mais un nouveau modèle est exigé. Ce nouveau modèle commence déjà à se façonner conformément aux besoins de l'époque; c'est celui d'un empire fédéral, ou encore d'un empire confédéré. Le problème que nous devons examiner se ramène donc à cette question : est-il possible de créer un empire fédéral solide et de vaste étendue qui soit composé de races ou de cultures hétéro­gènes ? Et en admettant que l'avenir aille en ce sens, comment pareil empire, si artificiel en apparence, peut-il se souder pour devenir une unité naturelle et psychologique ?



*Il s'est produit une recrudescence du mouvement d'européanisation en Turquie et en Chine, renforcé par l'influence de la Russie bolchevique. Partout où il y a une orthodoxie retardataire à surmonter, cette réaction se produira probablement, mais seulement comme une phase passagère. (Note de Sri Aurobindo)


Sri Aurobindo, L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE,
 Chp VI - Méthodes d'empire anciennes et modernes (extrait)

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